Analyse
Le traitement médiatique de la crise climatique en question
Li-An Lim / Unsplash
Considérés par certains comme anxiogènes, techniques ou orientés, les sujets liés au climat font de plus en plus la Une des médias. Pour nombre de scientifiques et d’activistes, cela reste insuffisant. Du côté des professionnels de l’information, on s’interroge sur l’équilibre à trouver. Décryptage.
Le 28 février dernier, le GIEC publiait le deuxième volet de son sixième rapport d’évaluation. Selon plusieurs scientifiques, très peu, trop peu, de médias en parleront. Déjà retardée par la crise sanitaire, la publication pâtit du déclenchement, quatre jours plus tôt, de la guerre en Ukraine, qui occupe presque tout l’espace médiatique. Le précédent rapport avait quant à lui été éclipsé par… le transfert de Lionel Messi au PSG. Plus récemment, de nombreuses critiques ont également fleuri sur les réseaux sociaux, pointant les médias qui, pour illustrer la canicule historique de cet été, ont choisi des images associées au plaisir et à la détente : enfants jouant sous l’eau des fontaines, badauds se prélassant au soleil, promeneurs profitant d’une glace, scènes de baignade… Un traitement que d’aucuns estiment inadapté car il contribuerait à la minimisation des conséquences réelles de la crise.
De manière plus générale, l’invisibilisation des sujets environnementaux est régulièrement questionnée. Et ce avec d’autant plus d’incompréhension que les effets du dérèglement climatique se manifestent désormais dans nos contrées. « Le degré d’attention de chacun face à ces sujets influence le regard. Certains trouvent qu’on ne parle plus que de ça, d’autres estiment que ce n’est pas suffisamment traité », juge Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels (AJP).
Selon une étude de l’association française Reporters d’espoirs publiée en 2020 - un travail qui n’a pas d’équivalent chez nous -, la presse écrite et les journaux télévisés couvrent davantage les thématiques environnementales et climatiques depuis une décennie, avec la COP21 à Paris comme tournant majeur. Les médias d’information générale ne consacrent néanmoins, en moyenne, qu’un pour cent de leurs sujets au dérèglement climatique. « Cette crise est difficile à traiter pour plusieurs raisons, entame Grégoire Lits, sociologue des médias (UCLouvain). D’abord, c’est un sujet qui, pendant longtemps, consistait à composer avec des experts pour documenter des événements futurs, ce qui est inhabituel pour des journalistes dont le travail est de faire le compte-rendu de faits constatables sur le terrain. Ensuite, son ampleur globale s’adapte mal à leur découpage national, régional ou local. Enfin, pour raconter de l’information sur la longue durée, il faut garder le public intéressé. Et on a vu avec le Covid que cet intérêt a des limites. Ici, c’est le même cas de figure. On consomme l’information comme on consomme un feuilleton. Elle doit être personnalisable, comme dans un procès qui dure des mois : il y a des personnages auxquels on s’identifie, d’autres qu’on déteste. Dans le cas présent, ce récit dure depuis les années 80 et a peu de personnages clés, à part Greta Thunberg et quelques scientifiques. »
Lire aussi > La crise de la biodiversité, l’autre urgence environnementale
Du côté des professionnels de l’information, on estime les critiques légitimes. « Ce matin, j’ai vu un tweet analysant la part de sujets dédiés aux incendies et à la canicule et leur lien avec le réchauffement climatique dans les JT français. C’est vrai que le constat est interpellant ! Cela dit, le temps scientifique n’est pas le temps médiatique. Ce n’est pas parce qu’il y a un événement isolé qu’on peut immédiatement affirmer que c’est lié, avise Johanne Montay, responsable éditoriale sciences, santé et environnement à la RTBF. Par ailleurs, on ne peut pas faire du matraquage. Un JT, c’est un équilibre entre différents sujets et il peut être contre-productif de souligner l’enjeu climatique en permanence. Si on couvre une course de F1, doit-on dire combien de tonnes de CO2 sont consommées ? Certainement. Mais de manière systématique ? Ce serait très mal reçu. C’est très délicat : les messages négatifs ou perçus comme moralisateurs passant mal, on risque de dégouter. »
L’équilibre est ainsi difficile à trouver entre les sujets connotés négativement renforçant le côté angoissant de la crise – intrinsèquement anxiogène –, les sujets connotés positivement - solutions, adaptations, etc. – ne pouvant se suffire à eux mêmes, les centres d’intérêt des lecteurs et auditeurs, la pression des annonceurs publicitaires, les conflits idéologiques au sein d’une rédaction, la ligne éditoriale, le rythme de l’actualité, les ressources humaines disponibles. « On a trop régulièrement donné la parole à des climato-sceptiques, au nom de la liberté d’expression, laissant penser qu’une opinion équivalait à des faits scientifiques. Nous n’en sommes heureusement plus là. Le défi qui se pose aujourd’hui, c’est le traitement journalistique de manière transversale, avance Gilles Toussaint, responsable de la rubrique Planète à La Libre. Je plaide pour que tous les journalistes se saisissent de cette matière. Pour le moment, ça se fait trop au cas par cas. Or, que ce soit en termes de mobilité, de culture, d’énergie, de social, de migration, d’agriculture, d’économie… Le climat touche tout. Les pages Planète ne doivent pas être une réserve naturelle. »
Lire aussi > Trop de pubs climaticides
Même constat au Soir, où l’on s’interroge sur les approches contradictoires du traitement médiatique. « En termes de cohérence éditoriale, un dialogue de fond me semble nécessaire sur nos paradoxes internes, observe Michel De Muelenaere, journaliste spécialiste des questions environnementales. Peut-on continuer à écrire des pages dithyrambiques sur le Black Friday ou vanter des trucs et astuces pour faire de bonnes affaires sur Internet, sachant les conséquences environnementales du commerce en ligne et de la surconsommation ? Les journalistes ne sont pas des prescripteurs de comportements mais ils ont une responsabilité sociétale. »
Et nos confrères de retourner des reproches aux détracteurs : rassembler la diversité des pratiques journalistiques sous une seule bannière - « les médias » - est réducteur. D’autant que cette généralisation peut émaner d’individus qui, interrogés sur leur consommation médiatique, admettent ne pas être des lecteurs réguliers. « Je peux comprendre le désarroi. Il y a peut-être un travail d’éducation aux médias à faire, distille Frédéric Rohart, journaliste à l’Echo, qui suit notamment les politiques européennes et les grands-messes climatiques. La raison de la mise en avant d’une information est sa nouveauté, ce qui n’est pas spécifique au climat. Quand les Talibans ont repris le pouvoir l’année dernière, c’était nouveau, donc partout. Les femmes afghanes ont prévenu qu’elles seraient rapidement oubliées. Elles avaient raison. Cela montre bien que dans la plupart des médias, c’est la crise qui crée un espace. En ce sens, le dérèglement climatique n’est pas un événement extraordinaire bénéficiant d’une couverture intense et ramassée dans le temps. C’est une grande crise qui occasionne des crises ponctuelles : les inondations en 2021, les sécheresses d’année en année, etc. » Là aussi, des réflexions sont en cours ci et là pour tenter de sortir du carcan de l’immédiateté. Par exemple, un groupe de journalistes a ainsi été créé à la RTBF en septembre 2021 pour « donner au climat une priorité éditoriale ». « Nous devons désormais chausser les lunettes climatiques, comme nous l’avons fait pour les questions de genre et de diversité. Et rester vigilants à ne pas laisser ce sujet en veille en l’absence d’événements catastrophiques », ajoute Johanne Montay.
Transversalité, cohérence, temporalité… Reste encore la question de la formation – universitaire et continue - des journalistes. Selon une enquête de la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ), seuls 6 % des journalistes ont reçu une formation spécifique, tandis que 81 % se disent préoccupés par la crise. Ils pointent la responsabilité de leurs unions professionnelles, 46 % déclarant que leur syndicat n’a pas de politique relative au changement climatique. En Belgique, l’AJP n’organise aucune formation sur les questions climatiques pour ses membres. « Mais c’est une bonne idée, convient Martine Simonis. Une couverture plus importante et plus qualitative serait sans doute bénéfique. »
Sarah Freres