Analyse
L'urgente protection des déplacés environnementaux
En 2010, les autorités pakistanaises évacuaient des milliers de personnes après l'inondation de districts entiers dans la province du Balouchistan. Tous n'avaient pas pu revenir chez eux, faute d'argent. Abdul Majeed Goraya / IRIN / Flickr
Quelles protections existent pour les personnes qui quittent leur région, voire leur pays, en raison des dégradations environnementales et climatiques ? Le débat est complexe et les réponses pressent. Imagine les analyse.
En 1984, au Sahel, la « grande sécheresse » qui sévit déjà depuis plusieurs années s’intensifie. Le cheptel s’échange contre des sacs de riz, les mesures des pluviomètres chutent, les récoltes s’amenuisent, les périodes de soudure s’allongent. Encore gravée dans les mémoires, l’avancée du désert provoque des exodes qui se sont désormais normalisés. « Il y avait déjà des mouvements dans les années 70. Mais l’exode a véritablement commencé après 1984. Il est alors devenu partie intégrante de la culture des ruraux, notamment des jeunes. Quand les anciens en parlent, ils se rappellent qu’il n’y avait rien à manger. Beaucoup de familles sont parties et ne sont jamais revenues », relate Souley Kabirou, professeur à l’université de Zinder (Niger) et spécialiste des mobilités rurales. C’est dans ce contexte que, en 1985, un rapport du Programme des Nations unies pour l’Environnement et le Développement médiatise le terme de
« réfugiés environnementaux » pour désigner « des personnes qui ont été obligées de quitter leur habitat traditionnel, temporairement ou de manière permanente, à cause d’une catastrophe environnementale qui a mis en danger leur existence ou qui a affecté notablement leurs conditions de vie ».
Tsunami dans l’Océan Indien, ouragan Katrina aux Etats-Unis, catastrophe de Fukushima, cyclone Kenneth au Mozambique… Depuis 1985, dégradations environnementales, dérèglements climatiques et catastrophes, soit naturelles soit causées par l’activité humaine, se sont multipliés. Et proliféreront encore, sans respect des Accords de Paris sur le climat. Peut-être avec, aussi. L’inexorable montée des eaux grignote la ville sénégalaise de Saint-Louis. Jakarta, Téhéran et Mexico City s’enfoncent en raison de l’épuisement des nappes phréatiques couplé à l’étalement urbain. Au Sahel, la période de soudure continue de s’étaler. Un dénominateur commun : les migrations. Temporaires ou définitives. Forcées ou volontaires. Plutôt internes qu’internationales.
Le terme « réfugiés climatiques » est régulièrement utilisé dans le contexte de la migration liée au changement climatique et environnemental. Or, la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 ne compte pas les facteurs environnementaux parmi les critères permettant de définir un réfugié.
D’emblée, le débat sur les migrations environnementales se heurte à des difficultés sémantiques : il n’y a pas de consensus pour désigner les personnes qui se déplacent en raison de changements dus à la crise climatique. Une seule certitude : quand on parle de « déplacés environnementaux », il ne peut être question de « réfugiés ». Défini dans la Convention de Genève de 1951, le statut de réfugié suppose en effet d’être persécuté dans (ou par) son pays « du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » et de franchir une frontière internationale.
Climate Voices > Sénégal : “Il ne reste rien à cause de la mer”
Autrement dit : les migrants environnementaux, dont le statut n’est pas juridiquement défini, n’ont accès à aucune protection internationale. « Je suis assez frappé d’entendre certains dire qu’il faudrait une définition ou un cadre juridique pour appliquer des mesures de protection et d’assistance sur le terrain, remarque François Gemenne, chercheur du FRS-FNRS et directeur de l’Observatoire Hugo, un centre de l’ULiège consacré aux migrations et à l’environnement. Elles existent déjà et n’ont pas besoin d’une définition. Ce qui manque, c’est plutôt un mandat clair pour les organisations internationales. Une sorte de confusion règne aujourd’hui. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a des programmes d’assistance aux personnes, tout comme la Plateforme pour les déplacements en cas de catastrophe, créée en 2016. Si on voulait confier ce rôle à un organisme, le meilleur candidat serait sans doute la Plateforme. »
Un état lamentable de la démocratie
Il y a une dizaine d’années, un débat s’est cristallisé autour de la révision de la Convention de Genève afin d’y intégrer les « réfugiés climatiques ». Une réforme abandonnée, notamment pour des raisons politiques. La principale réside dans le risque immédiat qu’un tel travail poserait : celui que des gouvernements hostiles aux politiques d’asile sautent sur l’occasion pour réduire le champ d’application des protections internationales et subsidiaires. Conscients du danger, d’autres Etats n’auraient pas voulu tenter l’expérience. « Quelque part, c’est une grande victoire de l’extrême-droite et des nationalistes. C’est un état assez lamentable de la démocratie. On ne discute plus parce qu’on a peur et continue donc de travailler avec un instrument qui, à mon sens, ne correspond plus à la réalité des migrations forcées et à une série de persécutions. Dont celles exercées en raison de l’orientation sexuelle, par exemple, et qui ne fait pas partie des motifs explicites donnant lieu à une protection. » De mémoire de journaliste, cette remarque n’est pas neuve. Off the record, un représentant officiel de Frontex, l’agence de garde-frontières et de garde-côtes de l’Union européenne, tirait la même conclusion, il y a un an.
Le directeur de l’Observatoire Hugo énumère trois autres motifs politiques qui ont tari les débats. Primo, les migrations internationales étant plus l’exception que la règle, les pays en développement ne sont pas demandeurs d’un élargissement de la Convention. « 85 % des réfugiés reconnus sont accueillis dans des pays du Sud. Si l’on y ajoute les migrants environnementaux, cela signifierait une charge encore plus lourde pour eux. C’est donc perçu comme une manière un peu pratique et facile des pays industrialisés de se débarrasser de la question et de filer le problème aux pays du Sud. » Secundo, la reconnaissance du statut de réfugié climatique serait synonyme de défaitisme. « Pour certains, notamment les Etats insulaires, cela reviendrait à abandonner la lutte contre le changement climatique et reconnaitre qu’il faut baisser les armes, que certains territoires vont devenir inhabitables, etc. » Tertio, certains Etats refusent d’être assimilés à des producteurs de réfugiés. « Ça veut dire que vous êtes un Etat défaillant, incapable de protéger votre propre population. » En la matière, les pays développés, qui auraient la condescendance de croire que les déplacements de population ne s’observent que dans les pays en développement, ne s’en sortent pas forcément mieux que les autres. « C’était très frappant dans le cas de la catastrophe de Fukushima. Il y avait une importante différence de traitement entre ceux qui étaient déplacés par le tremblement de Terre et ceux qui l’étaient par l’accident nucléaire. Pour ces derniers, rien n’était prévu en termes d’accueil, de compensation, de possibilités de retour, d’accès à certains moyens d’assistance. »
Un fantasme conjugué au futur
Le florilège de recherches, publications et études portant sur le sujet cultive une idée : les migrations environnementales seraient un événement futur. Pourtant, les détériorations qui minent notre planète sont déjà devenues le premier facteur de ces déplacements, estimés en à 25 millions de personnes chaque année. « On fantasme les migrations environnementales futures, en ignorant celles d’aujourd’hui qui sont pourtant déjà liées aux dégradations de l’environnement, au changement climatique et aux catastrophes naturelles, avertit François Gemenne. Cette impression tient au fait qu’on ne s’y intéresse — et il y a quelque part beaucoup de racisme là-dedans — que quand elles sont à nos portes. Ce qui se passe chez les autres, au-delà de la Méditerranée, ne nous concerne pas. Il faut souligner aussi l’influence des mobilisations pour le climat qui ont utilisé la figure des réfugiés climatiques comme une sorte d’épouvantail pour convaincre de la nécessité des réductions des émissions de gaz à effet de serre. C’est sûrement inconscient mais c’est à double tranchant. L’idée qu’il faudrait craindre les réfugiés ou les migrants repose sur des ressorts un peu xénophobes. »
Parmi les déplacements actuels, l’écrasante majorité résulte des catastrophes naturelles liées au climat, comme les inondations et les cyclones. Quant aux autres mouvements induits par de lentes dégradations (désertification, appauvrissement des terres, hausse des mers, etc.), ils restent – et devraient rester – difficilement quantifiables. D’une part, parce qu’ils sont surtout internes. D’autre part, parce que leur lien avec l’environnement n’est pas toujours perçu. « On parle beaucoup d’Africains qui fuient la pauvreté – qu’on qualifie donc de migrants économiques - mais pas des causes qui engendrent cette pauvreté, comme le réchauffement climatique. Cette distinction très nette entre l’économie et l’environnement fait fi du fait que, pour beaucoup de personnes, les moyens d’existence dépendent intrinsèquement des conditions environnementales », rappelle l’académique.
Au Sud comme au Nord, les principaux intéressés se considèrent d’ailleurs rarement comme des migrants environnementaux. « Par exemple, un Flamand qui quitterait sa région à cause des pénuries d’eau successives ne se verrait pas comme un déplacé interne. On dira simplement qu’il a déménagé ! » Tout l’inverse des personnes menacées par la hausse du niveau des océans. Une fois le point de non-retour atteint, leur migration forcée est définitive.
De timides avancées
C’est d’ailleurs d’un de ces endroits en voie de disparition qu’émane la dernière avancée juridique en faveur des déplacés environnementaux. Elle est le fruit du combat d’Ioane Teitiota, un habitant d’une île de la République de Kiribati. Réparties sur 3,5 millions de km² dans le Pacifique, ses trente-trois îles culminent à deux mètres au-dessus de la surface de l’eau. L’érosion côtière favorise les inondations, avale les maisons, crée une crise du logement et des tensions sociales. L’eau salée détruit les cultures sur lesquelles repose une partie de l’économie locale, génère des conflits entre agriculteurs, contamine l’eau potable de plus en plus rare. A Tarawa, Ioane Teitiota n’a plus d’emploi et subvient aux besoins de famille grâce à l’agriculture et la pêche. En 2007, il obtient un permis de travail en Nouvelle-Zélande, décroche un boulot comme maraîcher dans une ferme et part avec son épouse. Leurs trois enfants naissent là-bas. Après l’expiration de leur visa, ils sont arrêtés pour séjour irrégulier.
Son histoire fait la Une des journaux quand, en septembre 2013, Ioane Teitiota demande le statut de « réfugié climatique » à la Nouvelle-Zélande. De la première instance jusqu’à la Cour Suprême, il est systématiquement débouté, puis expulsé avec son épouse et ses enfants vers Tarawa, en septembre 2015. Il se tourne alors vers le Comité des droits de l’homme de l’Onu, arguant que la Nouvelle-Zélande a violé son droit à la vie au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La décision du Comité, rendue publique en début d’année, ne donne pas gain de cause au Kiribatien. Elle est toutefois qualifiée d’historique. Car même si elle est non-contraignante, le Pacte l’est. Les Etats sont donc tenus de suivre l’interprétation du Comité, qui les place face à leurs responsabilités.
« Deux éléments sont nouveaux, analyse Marie Courtoy, doctorante à l’UCLouvain et membre de l’équipe droits européens et migrations. Le premier, c’est que le principe de non-refoulement pourra être déclenché si le droit à la vie des personnes ayant fui les effets du changement climatique est menacé en cas de retour. C’est une avancée… Même si le Comité ne définit pas de critères précis pour appliquer ce principe, ce qui laisse une grande marge de manoeuvre aux Etats. » Autre problème : une décision de non-refoulement n’est pas synonyme d’obtention d’un statut de protection. Résultat : non-refoulées, des personnes pourraient rester coincées dans les limbes du séjour irrégulier.
« Le second, continue Marie Courtoy, c’est que la décision établit que le droit à la vie peut être menacé quand les droits socioéconomiques ne sont pas garantis, à savoir celui à l’eau potable, à l’emploi, à l’alimentation. C’est intéressant, dans la mesure où les Etats ont tendance à séparer les réfugiés politiques ‘‘légitimes’’ et les migrants économiques ‘‘illégitimes’’. Cette distinction est remise en cause par le Comité, selon lequel on ne peut pas dissocier les droits civils et politiques des droits socio-économiques et culturels. »
Une autre plainte pourrait encore élargir la brèche. Introduite en 2019 auprès du même Comité par huit aborigènes d’une île du détroit de Torres, entre l’Australie et la Nouvelle-Guinée, elle vise le gouvernement australien. « Alors qu’ils voient leur culture, leur environnement et leurs patries en voie de destruction, les insulaires croient que l’inaction du gouvernement australien les laisse sans protection contre les impacts climatiques les plus graves », déclare l’ONG ClientEarth qui les représente.
Une responsabilité difficile à établir
Le Comité pourrait-il établir un lien entre l’inaction des gouvernements face à la crise climatique et les droits fondamentaux ? François Gemenne en doute. « Il faudrait prouver que tel Etat en particulier est responsable de tel impact. Est-ce que la politique pro-charbon du gouvernement australien est la cause de la détérioration des conditions de vie des aborigènes ? Ou la déforestation au Brésil ? C’est compliqué. Tout le monde est responsable du changement climatique. Par contre, cela pourrait contraindre un Etat à verser des compensations pour les préjudices subis ou à mettre en oeuvre des mesures pour mieux protéger et/ou relocaliser certaines populations. Cette question est d’ailleurs traitée dans les discussions internationales. Les Etats ont accepté un mécanisme de compensation quant aux pertes liées aux changements climatiques, à condition qu’ils ne puissent pas être traînés devant les tribunaux par leurs citoyens, ou même d’autres ressortissants. C’est un compromis politique. »
Le coeur de la réflexion sur les protections de ces personnes déplacées est peut-être celui-ci : en se focalisant sur les mouvements qui seraient attribués aux seuls dérèglements climatiques, le droit international risquerait de passer à côté d’une multitude de réalités. Entre une femme déplacée en raison d’une catastrophe soudaine comme les incendies en Australie, une famille chassée par les entreprises responsables de la déforestation à Bornéo, des Hollandais ou des Bangladeshis qui migrent de manière anticipative avant que leur situation ne se dégrade face à la montée des eaux, des Américains touchés par des ouragans répétés…
Un statut juridique, et donc cadenassé, ne pourrait rendre compte d’une telle mosaïque. A écouter François Gemenne, ce serait donc « une fausse bonne idée ». Les politiques d’adaptation et de protection devront, en outre, englober deux aspects : l’immobilité forcée et les dimensions de genre. La crise climatique et les politiques de lutte contre celle-ci accentuent déjà les inégalités entre les classes, les régions, les hommes et les femmes. Sans changement de trajectoire, elles se renforceront encore.
Sarah Freres