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Chronique

Carpe that fucking diem

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D.R.

J’ai été invitée récemment à un salon littéraire doté d’un confort de moyens tranchant avec mes expériences militantes faites de chaleureux bouts de ficelle. Je n’en suis pas fâchée, j’aime ce glissement parfois improbable d’un lieu « déter » à un espace plus feutré. Le soir, un autocar nous a déposés devant un restaurant, privatisé pour l’occasion. Un peu en retrait, j’observais le buffet, la bonne humeur généralisée, le cliquetis de verres entrechoqués puis, la soirée progressant, les tactiques d’accaparement des plats et une succession de petites pertes de dignité, jusqu’au lancement d’une piste de danse aux sons enchaînés des démons de minuit et de YMCA.

Je n’en voudrai jamais à personne de danser ni de ressentir le besoin de s’étourdir en réclamant un peu de légèreté. Mais ce soir-là, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à une nouvelle d’anticipation de Robert Silverberg, Destination fin du monde, publiée en 1972 et rééditée au Passager Clandestin. Elle décrit une soirée bourgeoise entre amis où toutes les discussions tournent autour de la dernière sensation à la mode : une agence touristique propose à sa clientèle fortunée de voyager dans le futur pour assister à la fin du monde. Pendant ce temps, se succèdent en arrière-fond des annonces alarmantes de catastrophes et de pandémies que tous ignorent superbement. Tout à leurs fantasmes, ils n’ont pas vu la fin du monde arriver.

Ocean Viking

Ce soir-là, dans ce restaurant encombré de rires et de musique disco, j’ai eu l’impression de déambuler dans un monde parallèle. Où l’on trinque en bordure de Méditerranée, à quelques encablures de l’Ocean Viking. Où l’on prend l’avion pour voir les derniers glaciers. Où l’on fait la fête au milieu des ruines. Ce soir-là, j’ai ressenti à quel point toute possibilité d’insouciance nous était désormais retirée. Le legs empoisonné de la connaissance et de la lucidité se situe là, à ne plus pouvoir considérer le moindre choix, la moindre joie comme un acte distinct et isolé. Parce qu’on en voit toutes les ramifications, toutes ces cascades de conséquences qu’on ne peut plus ignorer, depuis les conditions de production jusqu’aux impacts sur les plus exposés. Des pelotes de fils emmêlés qui s’accrochent à chaque pas et entravent l’innocence du plaisir. Il neige dans ma vallée et c’est une féerie teintée d’inquiétude pour celles et ceux qui n’ont pas d’abri. On noue tendrement un bracelet à mon poignet ; il a la couleur du sang des mineurs et de la terre. Je me réjouis d’une vague printanière au cœur de l’hiver et tous les bourgeons précoces, pensant au prochain gel, me regardent de travers. Pendant le confinement, dans mon jardin, une foule de mal-logés se déplaçait à mes côtés. J’enfile un jean, et ce sont les précaires du monde entier. Dans les Alpes, j’ai vu des gens faire du ski sur des pistes où des exilés meurent la nuit. Même mon livre a forcément été un jour manipulé par des intérimaires mal payés.

S’émerveiller du monde tout en s’en inquiétant, selon la formule attribuée à Paul Virilio, est un défi de chaque instant. Trouver le juste équilibre entre Le Sel de la vie si bien décrit par Françoise Héritier et un regard dessillé, sur le capitalisme et la société, ressemble de plus en plus à un dilemme éthique, celui du droit au bonheur dans un océan de misère. Le trouver est un impératif pourtant. Car le jour où la joie nous aura désertés, le courage de nous battre pour la préserver risque fort de disparaître également. Cultivons ces moments de beauté sans nous laisser aveugler. Continuons à lutter contre ceux qui veulent nous en priver. Faisons assaut d’élégance et de solidarité, plus que jamais.

Corinne Morel Darleux, écrivaine, militante écosocialiste, autrice de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce et de Là où le feu et l’ours (Libertalia).

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