Chronique
L'amour de la mer
Isai Ramos / Unsplash
On peut aimer la mer pour différentes raisons. Ou aimer différentes mers pour différentes raisons. L’hiver ou l’été, par exemple.
Les mers du sud ou celles du nord, ce n’est pas non plus la même chose — mais de nos jours, le polyamour est possible. C’est un amour fluide, celui de la mer. Le va-et-vient des vagues n’est pas fait pour inspirer des sentiments granitiques.
Enfin je dis la mer, mais, à mon grand regret, je ne suis pas Bernard Moitessier. Je ne sais rien des longues traversées, sinon ce que j’en ai lu. N’ai pas croisé le cap de Bonne Espérance. N’ai pas risqué la mort, piégé sur un voilier immobile dans le Pot-au-noir ou malmené sous les Quarantièmes rugissants.
Pas d’ivresse de la haute-mer pour moi. Mes rêves de caravelles, de brise-glaces ou de steamer vers les tropiques sont restés à quai.
L’amour de la mer, alors, doit se satisfaire de sa condition côtière. Aimer la mer c’est souvent aimer le littoral — une émotion de la limite, tout au bord du monde.
J’ai, par pur hédonisme, le goût des mers chaudes. Les îles, la chaleur du soleil, la tiédeur de l’eau. Un cocktail passion et un sorbet coco. La mer calme qui clapote, indolente. Aussi celui des plages italiennes, des transats et des parasols. Le plaisir enfantin de se laisser bercer, des heures durant, par les vagues méditerranéennes. (Ah ! La langueur du dernier bain de mer Tyrrhénienne avant de prendre la route du nord… Tant de douceur mêlée à tant de nostalgie !)
Autres plaisirs, à mille lieues de la dolce vita : les côtes de la Manche et de la Mer du Nord, hors-saison. On ne parle pas de se baigner : plutôt prendre le vent piquant et la pluie fine en plein visage et marcher sur la vaste plage détrempée à marée basse, comme on explore un territoire magique qu’un sortilège fera bientôt disparaître. Faire s’envoler les mouettes, ramasser couteaux et cailloux. Fouiller le sable à la recherche de belles palourdes clovisses. Et puis se réchauffer d’une bonne bière brune et de croquettes de crevettes grises.
La côte belge m’ennuie, je dois dire, et je lui préfère la Côte d’Opale — nous sommes nombreux dans ce cas, si j’en crois un récent séjour. C’est une question de paysage. Il y a des caps et des rochers, quand nous n’avons qu’une longue ligne droite sans relief, à peine entrecoupée de brise-lames. Là-bas des champs et des arbres s’avancent jusqu’en haut des falaises ; chez nous on ne contemple le large que sous la garde sévère d’une digue asservie à de hauts immeubles qui se disputent des titres de laideur. J’exagère sans doute un peu. Il y a une poésie de la côte belge, c’est certain, quelque part sous les roues des cuistax. Mais elle m’est inconnue : je n’y ai pas de souvenirs d’enfance.
Ce que j’aime, c’est deviner les falaises de l’Angleterre à travers les brumes, du haut du Cap Gris-Nez. On les sait là-bas, pas si loin. Elles sont comme une ombre derrière un rideau, aux contours indéfinis. Tard le soir, c’est encore plus troublant. Il y a le noir épais de la nuit et l’écume blanche à nos pieds, et au loin des lueurs : une tour éclairée, les lumières d’une petite ville, un phare qui perce l’obscurité. On a soudain envie d’un thé chaud, ou d’un grand stout avec des fish-and-chips.
La mer semble si étroite à cet endroit qu’on imagine presque pouvoir la traverser facilement, Bernard Moitessier ou pas.
Du haut du Cap Gris-Nez, en suivant des yeux la ligne de côte, on peut voir le Cap Blanc-Nez. On ne voit pas Calais, caché plus au nord, ni Dunkerque. Mais, tout comme on devine la côte anglaise, on peut presque deviner les silhouettes de ces hommes, femmes et enfants qui attendent, tout au bord de ce monde, de tenter la traversée. Eux aussi, sans doute, regardent la nuit les lumières qui semblent si proches, de l’autre côté.
Le Cap Gris-Nez n’est pas haut : en se tournant vers le Sud on ne voit pas très loin. On ne voit pas les rivages de Libye ni du Maroc. Pas davantage les côtes ouest-africaines. Pourtant, même à cette distance, on peut aussi deviner les silhouettes qui, par centaines, embarquent sur des rafiots de fortune dont beaucoup chavirent, des silhouettes qui se noient dans cette haute-mer avalant leurs corps, leurs histoires et jusqu’à leurs noms.
Notre imaginaire des bords de mer en prend un coup, quand on y réfléchit. Les transats, les chouchous, la dolce vita. Le mouvement berçant des vagues méditerranéennes perd de sa douceur. La mélancolie brumeuse de la Côte d’Opale se perd en amertume. Ce tropisme littoral semble bien puéril quand on le compare à ce qu’il faut de désespoir pour se livrer ainsi à la merci des flots.
Il faut penser à ce que c’est que traverser la Manche. Des eaux froides en été, glaciales en hiver. Des vents puissants et des courants de marée irrésistibles. Des pluies battantes. Le passage incessant de porte-containers, de chalutiers, de ferries. Il faut se faufiler, littéralement. Les barques pneumatiques ne pèsent pas bien lourd. Certains qui ne peuvent pas payer le passeur tentent la traversée en kayak. De quel imaginaire se nourrit la force de passer outre l’écume blanche à ses pieds, de s’enfoncer dans cette nuit noire et terrifiante, dense comme une poix ? De quels espoirs brillants comme le feu d’un phare, inextinguible et que, pourtant, nous leur dénions ?
Au moins 205 personnes sont mortes ou ont été portées disparues depuis 2014 en essayant de traverser la Manche. Il y a eu quatre morts de plus le 14 décembre 2022. En Méditerranée, c’est plus de 26 000 morts ou disparus. Et plus de 2 000 en un an et demi de recension dans l’Atlantique, sur la route des Canaries — sans compter les nombreux naufrages invisibles : pas de traces, pas de corps, rien.
J’aime la mer, en été et hors-saison. Je l’aimerai toujours, je crois. Les vagues, le vent, les embruns. Les parfums iodés. Chercher des coquillages dans la laisse de mer. Boire une bière en la regardant monter et descendre, et manger des croquettes aux crevettes.
Oui, on peut aimer la mer pour de bien différentes raisons. Et haïr le cimetière que nos sociétés européennes si avancées en ont fait.
La ritournelle / épisode 15 par Philippe Marczewski, chroniqueur pour Imagine. Il a été chercheur et libraire. Il est pour le moment auteur. De Blues pour trois tombes et un fantôme (2019) et lauréat du Prix Rossel 2021 avec Un corps tropical (Inculte).