Dossier
L'hôpital en transition
Olivier Papegnies
La responsabilité environnementale du secteur hospitalier a longtemps été négligée. Dépendant du pétrole et de ses dérivés, émetteur d’au moins 5 % des émissions de CO2 nationales, il doit effectuer sa transition. Ce qui passera par une remise en question des pratiques médicales, des habitudes des soignants, des critères retenus pour les marchés publics, de la place qu’accordent les directions au développement durable, la coordination entre les nombreuses initiatives émanant du personnel et un soutien accru des politiques publiques. Un vaste chantier que des professionnels estiment avant tout éthique.
Un air chargé de brume parsème la vallée de la Meuse, enveloppant la clinique de Mont-Godinne (CHU UCL Namur) dans un nuage d’humidité. Les yeux rivés sur le fleuve en contrebas, Pauline Modrie, chargée de développement durable auprès de la direction, en remplit ses poumons. Autrefois, la clinique était un sanatorium : l’air frais grimpant les versants de la vallée permettait de soigner la tuberculose et les pathologies respiratoires. « On savait déjà qu’un environnement sain est déterminant pour la santé humaine. » Une évidence dont le secteur des soins s’est éloigné avec le temps, qui a imposé d’autres priorités. La logique de croissance, les coupes budgétaires, la compétitivité entre les établissements, les avancées technologiques et la nécessité de les suivre, les pénuries d’infirmières, la pandémie…
Aujourd’hui, une autre évidence s’impose : le secteur hospitalier contribue à la dégradation du climat, de l’environnement, de la biodiversité. Et par ricochet, de la santé humaine. Selon les études et les méthodologies, les chiffres divergent : les soins de santé représentent 5,5 % des émissions de gaz à effet de serre nationales (la moyenne mondiale tourne autour de 4,4 %) selon HealthCare Without Harm (HCWH), 7,7 % d’après une étude comparative entre plusieurs pays publiée dans Environmental Research Letters. « Si ce secteur était un pays, il serait le cinquième plus gros émetteur de la planète », avance Arianna Gamba, responsable du programme de santé circulaire de ce réseau international.
Au sein du secteur, on admet volontiers que cet impact a longtemps été négligé, faute de connaissances et de données à ce sujet. « Jusqu’il y a quelques années, je crois que nous n’en avions tout simplement pas conscience. Ça fait seulement deux ou trois ans qu’on en parle, concède Peter Fontaine, directeur général et administrateur délégué des Cliniques de l’Europe. Quelques chiffres globaux existent mais on ignore encore l’empreinte individuelle de chaque institution. Il est donc difficile de dessiner un programme, savoir quoi prioriser et mesurer nos avancées. Un index carbone nous permettrait aussi de ne pas tomber, même involontairement, dans du greenwashing. »
Le CHU UCL Namur s’est récemment doté d’une conseillère en développement durable, Pauline Modrie. Un poste-clé dans lequel trop peu d’hôpitaux investissent. © Olivier Papegnies
Le trio gagnant
Parmi les éléments principaux émetteurs, quelques grands classiques : le transport du personnel et des patients, la consommation d’énergie et de chauffage et l’alimentation. Autant de « postes » dont la pression sur l’environnement peut être réduite en suivant des recettes qui devront s’appliquer ailleurs. Et comme dans d’autres secteurs, les problématiques sont similaires.
La mobilité ? L’accessibilité des hôpitaux en transports en commun est complexe, la promotion du vélo pour le personnel trop peu favorisée. « Il y a des projets que nous aimerions développer mais nous sommes bloqués au niveau de l’accès à certains subsides ou des appels à projets. On ne peut pas toujours y participer, puisque nous bénéficions déjà d’une aide de l’Etat. Nous devons donc trouver d’autres moyens. Par exemple, on a pu booster l’utilisation du vélo et créer une communauté de cyclistes grâce à Bruxelles-Environnement. Il faut dire aussi que le contexte bruxellois aide : les pistes cyclables se développent, circuler en voiture devient complexe et les horaires des transports ne collent pas toujours avec ceux des équipes », développe Marie Loriaux, transversal project manager aux Cliniques de l’Europe. « Souvent, le management dit que la mobilité douce n’est pas de sa responsabilité. Je sais bien que ce problème n’est pas spécifique à l’hôpital, que c’est celui de l’entièreté de l’entreprise wallonne. Mais le CHU, c’est quand même huit mille employés qui vont et viennent… Et surtout, il connaît le lien entre les particules fines et les cancers du poumon, glisse un oncologue liégeois. Alors, quand je me fais dépasser le matin par les SUV de mes collègues sur des routes dépourvues de pistes cyclables, quand je vois trois parkings à étages être construits pour accueillir dix mille voitures au moment où sont survenues les inondations, alors qu’on connaît les conséquences de la bétonisation… Il y a de quoi se poser des questions. »
L’énergie ? Gros consommateurs, les hôpitaux ont une marge de manœuvre pour se tourner vers davantage de durabilité. « Mais cela dépend de quoi on parle et du degré de contrôle qu’ils peuvent avoir sur les modifications à mettre en œuvre, rappelle Arianna Gamba. C’est le cas en termes d’énergie. Savent-ils d’où elle vient quand ils en achètent ? Ses sources sont-elles renouvelables ou fossiles ? Un autre obstacle, c’est évidemment le budget. Qui dit énergie, dit rénovation du bâti. Et pour cela, il faut investir. Ceux qui ont fait ces investissements en tirent maintenant des bénéfices, compte tenu de la hausse des prix de l’énergie. »
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Ainsi, si les nouveaux bâtiments sont passifs, les anciens restent énergivores. Et bien que personne ne peut nier la nécessité d’injecter des fonds dans la transition « plutôt aujourd’hui que demain », le moment semble toujours mal choisi. « Alors qu’elles devraient convaincre de la nécessité du développement durable à l’hôpital, les crises successives que nous traversons relèguent l’urgence environnementale et de la biodiversité au placard », regrette Sarah Lessire, anesthésiste et spécialiste de l’anémie au CHU UCL Namur. Sera-t-il possible de se tourner vers la durabilité, à l’heure où la facture explose ? « Nous devrions bientôt recevoir des subsides supplémentaires. Notre facture était de 1,8 million par an avant la crise. L’année prochaine, ce sera 7,5 millions. Et selon les estimations sur base des tarifs de cet été, elle sera de 12,5 millions en 2024. Ce qui est impayable pour les hôpitaux, note Peter Fontaine. Quand j’ai demandé si une part de ce subside pourrait être utilisé pour faire des investissements afin de réduire la consommation énergétique à long terme - comme remplacer ces châssis qui sont là depuis vingt ans -, on m’a répondu non. Nous sommes en Belgique et la rénovation, c’est la compétence des Régions… »
L’alimentation ? Certains dénoncent un gaspillage massif, accentuent la nécessité de collaborer avec les Banques alimentaires, aimeraient être autorisés à sortir la nourriture de l’hôpital « pour les personnes sans-abri juste derrière nos murs ». D’autres soulignent l’absence de tri des déchets organiques qui pourrait pourtant répondre à différents objectifs : générer des emplois « peu qualifiés » dans la chaîne logistique, réduire l’empreinte carbone et faire des économies. « Une tartine qui rentre puis sort de la chambre d’un patient est un déchet biologique soumis à un processus d’élimination par incinération. Ça coûte une fortune et émet du CO2 ! Alors que la même tartine pourrait être compostée… », incite Grégoire Wieërs, infectiologue aux Cliniques Saint-Pierre d’Ottignies.
Reste que de nombreuses adaptations sont possibles en cuisine. A Mont-Godinne, la chaîne logistique a été pensée pour éviter le gaspillage – ne pas gonfler les stocks permet une bonne gestion des dates limites de consommation, fournir un formulaire de commande aux patients chaque soir empêche la surproduction chaque lendemain – et promouvoir le soin nutritionnel afin de réduire le temps de séjour, la prise de médicaments et augmenter l’appétence des patients dénutris. Les déchets organiques sont envoyés dans un centre de biométhanisation, les saisons sont respectées, les espaces réfrigérés sont réduits pour limiter la consommation d’énergie…
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Des obstacles subsistent toutefois, comme la promotion de plats végétariens auprès d’une patientèle friande de viande ou les emballages plastiques, imposés par la législation alimentaire. « Tout doit être emballé pour éviter une potentielle contamination. Malheureusement, toutes les machines ne fonctionnent pas avec des matériaux biodégradables. Comme celle-là, pour le pain et les couverts. On ne va pas la remplacer de suite, donc ça devra attendre. Par contre, je cherche une nouvelle machine à pâte. Pourquoi ne pas la trouver en seconde main ? », suggère Virginie Vanesse, cheffe de service Alimentation et Diététique. Et d’ajouter deux axes à améliorer pour le développement durable en cuisine : l’inclusion sociale – « on peut mieux faire » – et les produits respectueux de l’environnement et des animaux. « On est bloqué à cause des marchés publics et des centrales d’achat, lesquelles permettent de compresser les coûts. Elles ont leurs avantages et leurs inconvénients. Par exemple, on aimerait travailler avec des producteurs locaux. Mais si le marché passe par une centrale, ce qui est local pour nous ne l’est pas pour les centres hospitaliers de Mouscron, de Wallonie Picarde ou l’hôpital Erasme à Bruxelles et vice-versa. »
Rideaux à usage unique et gaspillage de masse
Le transport, l’énergie et l’alimentation ne constituent cependant que la partie émergée de l’iceberg. En effet, 70 % de l’empreinte carbone de l’hôpital provient de la chaîne d’approvisionnement, c’est-à-dire les achats de produits pharmaceutiques et chimiques mais aussi d’équipements médicaux. « On en revient au degré de contrôle : les hôpitaux achètent des produits qu’ils ne fabriquent pas. Ils doivent donc travailler avec tous les acteurs de la chaîne pour réduire les émissions et leur impact, ce qui est difficile avec des fournisseurs internationaux », relève Arianna Gamba.
L’empreinte carbone d’un hôpital dépend avant tout de sa chaîne d’approvisionnement. Et effectuer sa transition pose d’énormes défis logistiques. © Olivier Papegnies
Adoptés en raison d’une plus grande facilité d’utilisation, l’éphémère a supplanté le réutilisable et est aujourd’hui considéré comme essentiel à la qualité et l’hygiène des soins. Résultat : « les hôpitaux sont devenus les rois du plastique et du single-use », reconnaît Marie Loriaux. Une omniprésence qui démasque la puissance de l’industrie pharmaceutique, imposant petit à petit un hygiénisme délétère pour l’environnement et profitant de chaque crise sanitaire – comme le VIH, la vache folle ou le Covid – pour s’immiscer à tous les étages de l’hôpital. « Cela peut être une bonne chose pour protéger le patient mais dans certains cas, ça devient ridicule. Certains hôpitaux ont des rideaux à usage unique pour séparer les lits ! », s’exclame Arianna Gamba. « On peut faire de l’écoconception des soins, c’est-à-dire examiner toutes les étapes, se demander si le geste posé est nécessaire, si tel matériau n’a pas une alternative… mais les firmes pharmaceutiques ont aussi un rôle à jouer », ajoute Pauline Modrie. « Presque tout ce qu’on manie est utilisé une fois puis jeté. Pour changer cela, il faut modifier le business-model de nos fournisseurs ! Il est par ailleurs à craindre que les industries atteignent une neutralité carbone sans changer leurs produits ou leurs méthodes mais en mettant en place des systèmes de compensations », complète Peter Fontaine.
Masques, tubes, seringues, gants en vinyle, poches, draps mais aussi speculums vaginaux à usage unique pour les examens gynécologiques, sondes à usage unique pour détecter les mouvements du sang dans les vaisseaux lors d’opérations neurologiques… « Il y a dix ou vingt ans, nous étions le dernier hôpital à utiliser des champs opératoires lavables. La firme a dû fermer parce qu’elle n’avait plus assez de clients, tout le monde s’est tourné vers les draps jetables en papier, qui sont brûlés. Ce qu’on voit est aberrant… Mais c’est parfois difficile de savoir si l’un est forcément meilleur que l’autre. Les produits pour stériliser ont aussi une empreinte », avance Félix Scholtès, neurochirurgien. Et son confrère Grégoire Wieërs de questionner la culture dominante : « Certaines choses sont inévitables – l’éclairage, une salle parfaitement aseptisée, du matériel adéquat – mais on est probablement dans une forme d’excès. Mon intuition, c’est qu’on est dans une médecine de plus en plus médico-légale, ce qui permet de sécuriser certains processus mais… on en vient à ne plus utiliser les choses à bon escient. Le plastique serait plus sûr, il y aurait un risque qu’une bactérie se développe sur du matériel réutilisable stérilisé… Les chances que ça arrive sont infinitésimales ! Et le risque zéro n’existe pas. Ne peut-on pas accepter cela ? »
A cette surabondance générale, des critiques supplémentaires se superposent. Primo, le tri et la gestion des déchets, nombreux à être incinérés. Secundo, le gaspillage. En effet, de nombreuses fournitures finissent régulièrement à la poubelle… sans même avoir été touchées. A titre d’exemple, une étude menée pendant deux mois dans une salle d’opération ORL au CHU de Liège et publiée dans The American Journal of Surgery démontre son ampleur. Sur 300 procédures, 116,3 kilos de matériel ont été préparés, inutilisés puis jetés. Valeur d’achat : 3 627,48 euros. Empreinte carbone de leur production : 290,75 kg de CO2. Empreinte de l’élimination par incinération de ces « déchets » : 314,01 kg de CO2. Soit une demi-tonne au total, sur deux mois, sur une seule salle. En extrapolant à l’entièreté de l’hôpital sur un an, cette recherche conclut que 11 867,25 kilos de matériel ont été inutilement gaspillés, ce qui représente 295 825,18 dollars de pertes économiques et près de 62 tonnes de CO2.
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Pour réduire le poids de la chaîne d’approvisionnement, les idées fusent : établir un écoscore sur les produits manufacturés, former les gestionnaires de marchés publics pour intégrer les enjeux environnementaux dans les cahiers de charge, changer la législation interdisant de restériliser le matériel à usage unique, examiner quelles usines fonctionnent selon les principes de l’économie circulaire… Un retour au réutilisable ? Evidente au premier abord, cette solution est plus complexe à mettre en œuvre puisqu’elle implique de recréer des chaînes logistiques en aval et de persuader la hiérarchie en amont. « Promouvoir le développement durable à l’hôpital, c’est faire de la sensibilisation constante. Il faut convaincre sans cesse que c’est bénéfique pour le patient et les finances de l’hôpital, qui passent largement avant le reste. Et pour être crédible, il faut des chiffres, surtout dans le milieu scientifique », confirme Sarah Lessire. « Il a été prouvé que l’investissement dans des matériaux réutilisables est amorti en quelques années », amorce Arianna Gamba.
Petits changements et vieilles habitudes
Malgré toutes les embûches, le secteur hospitalier sera contraint d’entamer sa transition, que ce soit en vertu des promesses faites par la Belgique à la COP26 pour le rendre « durable et résilient », des objectifs du Plan National d’Action Environnement Santé, du respect des Accords de Paris ou de l’obligation d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Et si la responsabilité environnementale incombe à tous les acteurs de l’hôpital, la multitude d’initiatives spontanées visant à réduire sa pression environnementale semble surtout venir « d’en bas ».
Les enjeux environnementaux sont peu intégrés dans les formations universitaires. Dans les cursus en lien avec la santé (médecine, vétérinaire, pharmacie, etc.), moins de 1 % des cours y sont consacrés. © Olivier Papegnies
« C’est naturel : les soignants voient ce qui se passe de jour en jour, sont passionnés, respectueux de la vie et donc plus enclins à respecter l’environnement qui influence cette vie. S’il y a des petits changements sur lesquels ils ont du contrôle, pourquoi ne pas le faire ?, avance Mai Shafrei, chargée de projet en matière de durabilité (HCWH) et coordinatrice d’un programme de transition auquel participent six hôpitaux bruxellois. Le souci, c’est que non seulement le développement durable est méconnu mais les alternatives à la logique actuelle aussi ! Elles sont nombreuses, noyées dans une masse d’informations, ce qui les rend illisibles. » D’où la nécessité, pour les directions, de se doter de conseillers en développement durable qui, à l’instar de Pauline Modrie ou Marie Loriaux, ont les compétences pour structurer, coordonner, valoriser, innover, proposer, améliorer… avec un mandat clair et validé.
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Divers interlocuteurs citent également le rôle déterminant des soignants, les plus susceptibles de détricoter certaines habitudes solidement ancrées et qui ont, elles aussi, un impact environnemental. Un exemple cité parmi d’autres : donner automatiquement un masque à oxygène (à usage unique) à un patient en salle de réveil ne sert à rien si celui-ci respire normalement. « A peu près la moitié des émissions de CO2 du secteur sont liées aux choix que font les soignants, qui doivent donc être sensibilisés aux enjeux environnementaux. Il y a vingt ans, on a demandé aux profs de médecine de dire à leurs étudiants ‘‘n’oubliez pas que quand vous demandez une radio, ça coûte autant’’. Aujourd’hui, on devrait dire ‘‘n’oubliez pas que ça a tel impact environnemental’’ », glisse Anne Berquin, professeure à l’UCLouvain et cheffe de clinique à Saint-Luc.
Paris-Moscou sous anesthésie générale
Dans les entrailles stérilisées de Mont-Godinne, Laurence Jadin balaie du regard le bloc opératoire, lieu le plus émetteur de l’hôpital. « Tiens, une bouteille de Desflurane ! Elle ne devrait pas être ici ! » Cette anesthésiste ne ménage pas ses efforts pour transformer le bloc : tenues chirurgicales en tissu – « si le comité d’hygiène accepte, on va bientôt pouvoir utiliser des charlottes lavables » –, lames de laryngoscope auparavant jetées et désormais frottées avec des lingettes réutilisables – « l’équipe les utilise aussi pour nettoyer l’électrocardiogramme, le tensiomètre et la saturation entre chaque patient » –, revalorisation des métaux rares présents dans les sondes utilisées en cardiologie interventionnelle – « plus de la moitié de l’empreinte carbone d’une telle opération vient de la fabrication de cette sonde ».
Le bloc opératoire est le lieu le plus émetteur d’un établissement hospitalier. Pour Laurence Jadin, anesthésiste, il convient d’arrêter d’utiliser certains gaz anesthésiants, comme le Desflurane dont le potentiel de réchauffement est 2500 fois supérieur au CO2. © Olivier Papegnies
Laurence Jadin s’est également attaquée à une source de pollution majeure et méconnue : les gaz anesthésiants. « Une molécule de Sevoflurane, c’est 130 molécules de CO2. Une de Desflurane, c’est 2500 ! Quant au protoxyde d’azote, il reste 114 ans dans l’environnement. Le patient en inspire une partie infime (5 %), ce qu’il expire (95 %) repart dans le système et sort de l’hôpital tel quel… Autant dire qu’en termes de réchauffement climatique, le poids de ces gaz n’est pas négligeable ! » Leur utilisation commencerait par ailleurs à être remise en question en raison de certains effets secondaires, tandis que des alternatives voient le jour, comme la réalité virtuelle ou l’hypnose. « En tout cas, ici, on n’utilise plus de Desflurane et si on construit un nouveau bloc, on n’installera plus le câblage pour l’acheminer », se réjouit- elle. Des choix qu’elle transmet aux assistants, grâce à un jeu de l’oie dégotté lors d’un congrès. Une manière ludique d’apprendre que huit heures d’anesthésie générale sous Desflurane équivalent à un trajet Paris-Moscou en voiture, qu’une seule opération produit autant de déchets qu’une famille de quatre personnes en une semaine ou que l’utilisation de blouses à usage unique augmente de 200 à 300 % l’empreinte carbone, 250 à 330 % les besoins en eau et 750 % la quantité de déchets.
Sur les hauteurs de la vallée de la Meuse, Pauline Modrie parle des effluents d’hôpitaux (à savoir des micropolluants constitués de résidus de médicaments présents dans les eaux usées, à l’hôpital comme à la maison) que les stations d’épuration ne traitent que trop peu faute de bactéries pour les éliminer, de la revalorisation des matériaux de déconstruction du site de Mont-Godinne, des nids d’hirondelles à protéger sous les fenêtres des patients de celui de Dinant, de l’absence de recyclage des masques dont le port est resté permanent en interne depuis l’arrivée du SARS-Cov-2, du greenwashing dont les hôpitaux pourraient devenir les chantres si leur transition n’est pas sincère, d’un projet de création d’une académie du développement durable dans le secteur des soins de santé.
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En passant près du cogénérateur tournant au gaz de bois – « on utilise la biomasse pour produire l’énergie » –, elle soulève un débat plus profond, qui anime de nombreux soignants. « Le développement durable peut vite être cosmétique s’il est mal appliqué. Mais en termes de soins, c’est avant tout une question éthique », dit-elle. « Cette question, c’est ‘‘comment faire pour ne pas faire plus de mal que de bien quand on soigne ?’’», surenchérit Grégoire Wieërs.
Pour Sarah Lessire, le développement durable est aussi « un moyen de redonner du sens à nos métiers. On est assez déroutés avec toutes les informations anxiogènes qui nous parviennent, pris par les pénuries, lessivés par les crises. Nous avons besoin de nous raccrocher à notre humanité, de travailler de manière plus apaisée. » Et Laurence Jadin de se faire l’écho d’un questionnement : la fin justifie-t-elle les moyens ? « Parce qu’on soigne, on a des moyens illimités. Ce qui est un non-sens au regard des limites planétaires ! Dans le milieu médical, on ne peut pas ne pas faire attention à notre impact. Si on admet que ce qu’on fait ici fait du mal à quelqu’un quelque part et qu’on n’y change rien… Alors, pourquoi on est soignant ? Respecter ce qui nous entoure – un câble, un respirateur, un patient, les autres -, c’est respecter la vie. »
Sarah Freres
Cet article, paru dans le numéro 153 d’Imagine (novembre-décembre 2022) a été récompensé en mars 2023 par le Prix du journalisme constructif (catégorie long format), décerné par l’asbl New6s.