Éditorial
Combattre l’injustice fiscale
Julie Graux
Les fuites se suivent et se ressemblent étrangement. Et, à chaque nouvelle révélation d’envergure, la même réalité stupéfiante se confirme : la finance offshore a encore de beaux jours devant elle ! Grâce à des lanceurs d’alerte intrépides et zélés et une presse opiniâtre et méthodique, aucun dirigeant d’aucun Etat ne peut plus ignorer ce phénomène mondial appelé pudiquement « évasion fiscale ». Un système opaque et pervers à la frontière de l’évitement d’impôt, légal ou non, du blanchiment d’argent et de la fraude massive et organisée. Les affaires LuxLeaks en 2014, Panama Papers en 2016, Paradis Papers en 2017…, l’histoire se répète, enquête après enquête. Jusqu’au 3 octobre dernier, lorsque l’ICIJ, un consortium international des journalistes d’investigation (600 confrères de 150 médias dans 117 pays) frappe une nouvelle fois très fort : douze millions de documents épluchés (déclarations fiscales, factures, courriels, dossiers d’entreprises…), quatorze cabinets d’affaire passés au crible, deux ans de travail…
Le résultat ? Sidérant. Judicieusement rebaptisée « Pandora papers » – en référence à cette jarre mystérieuse de la mythologie grecque contenant tous les maux de l’humanité –, cette méga-investigation met directement en cause trois cent cinquante responsables publics, trente-cinq chefs d’Etat, cent trente milliardaires… qui ont déplacé leurs activités ou leurs patrimoines vers un « paradis fiscal ».
Dans cette boîte de Pandore, on retrouve une quantité invraisemblable de sociétés écrans, de conseillers intermédiaires, d’hommes de paille, de comptes bancaires secrets… Patrons d’entreprises, monarques, chefs religieux, marchands d’armes, vedettes du show biz, sportifs d’élite, délinquants financiers, tous réunis par un même objectif : payer le moins d’impôts possible et maximiser leurs profits. Du roi Abdallah II de Jordanie à Claudia Schiffer, du Premier ministre tchèque à Elton John, de Dominique Strauss-Kahn à Tony Blair…
Immoral et destructeur
Selon une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques publiée en 2020, on évalue à 10 000 milliards d’euros (!) le montant des actifs offshore qui dorment dans 84 millions de comptes bancaires. De son côté, l’ONG Tax Justice Network a calculé que 470 milliards de dollars échappent chaque année à l’impôt dans le monde. C’est l’équivalent du salaire de 34 millions d’infirmières…
De « nouveaux refuges de l’argent sale », comme l’appelle l’ICIJ, qui sont pourtant identifiés de longue date. Selon Oxfam, cinquante-huit pays peuvent être qualifiés de « paradis fiscaux » (les îles Vierges britanniques, Dubaï, Singapour, Panama, les Seychelles…). Et parmi eux, il y a aussi des Etats européens comme la Suisse, les Pays-Bas, le Luxembourg et… la Belgique, où l’on accueille à bras ouverts tous ces exilés fiscaux.
Ce système d’une ampleur vertigineuse est non seulement irrecevable sur le plan moral et très souvent contraire aux lois, mais aussi dangereux et destructeur pour la planète. Ce flux d’argent illicite affaiblit les Etats en les privant d’impôts pour financer les services publics de base (hôpitaux, écoles, culture…). Il déstabilise le système monétaire mondial et entretient la corruption, la criminalité, le financement du terrorisme et la traite des êtres humains. Plus grave encore : il creuse le fossé des inégalités et sape les démocraties gangrénées par un monde à deux vitesses. D’un côté des élites inciviques et impunies, de l’autre des colères citoyennes grandissantes…
Comment justifier ces milliers de milliards de dollars non prélevés alors que nous en avons cruellement besoin pour financer la transition écologique et sociale ? Comment ne pas donner raison à tous ceux qui hurlent à l’injustice alors que le prix de l’énergie (et pas seulement) est en train de flamber sur fond de pandémie, le Covid a parfois bon dos ?! Les solutions pour lutter contre ce grand dérèglement fiscal sont connues : établir une liste noire des Etats voyous, taxer plus fortement les grandes fortunes, renforcer la lutte contre la délinquance financière, mettre en place un registre public centralisé identifiant les véritables propriétaires des comptes bancaires, les trusts, les sociétés écrans…
Mais il faut du courage politique et des moyens en suffisance. Or, on en manque cruellement. Avec un trop grand nombre de dirigeants qui sont tantôt dans le déni, tantôt dans la fuite en avant. A la botte des intérêts particuliers et des lobbies, retranchés derrière le sacrosaint « secret des affaires ».
« Contrairement à ce qui est parfois avancé, aucun indicateur fiable ne permet de dire que la situation se soit améliorée au cours des dix dernières années », dénonce l’économiste Thomas Piketty, dans une tribune publiée dans Le Monde. Une taxe mondiale « d’au moins 15 % » appliquée sur les grandes entreprises a bien été avalisée en juillet par cent trente pays dans le cadre de l’OCDE. C’est un pas en avant, mais bien trop faible. Car les dernières révélations nous rappellent que les profondeurs de la boîte de Pandore sont abyssales et que la justice fiscale n’a plus le temps d’attendre.
Hugues Dorzée, rédacteur en chef d'Imagine