Éditorial
Faire société
Liza Pooor / Unsplash
Emile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie moderne, l’avait déjà observé au 19e siècle : avant d’être un Etat ou un territoire, une société est d’abord « un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus ». Ce « fait social », comme l’a rebaptisé le sociologue, « cet état d’âme collective », sont aussi puissants et fédérateurs que les lois et les contraintes.
En cette période de pandémie et de grande turbulence démocratique, soyons francs, nous avons beaucoup de mal à la trouver, cette fameuse conscience collective. Fin décembre, pour la troisième fois en quelques mois, une « Marche pour la liberté », a rassemblé des milliers de manifestants dans les rues de Bruxelles. Un cortège disparate réunissant des citoyens venus de tous horizons : de l’extrême gauche à l’extrême droite, anti-vax et prolibertés, pacifistes et anarchistes violents, jeunes et vieux, personnes précarisées violemment touchées par la crise et démocrates nantis, complotistes obstinés et anticapitalistes fustigeant Big Pharma. Entre les rangs, on découvre un mélange de convictions et de sincérité, de mauvaise foi et d’excès – en comparant, par exemple, le pass sanitaire à la Junderstern, l’étoile jaune des Juifs, certains marcheurs ont touché le fond et perdu la raison.
Il n’empêche : ces manifestions disparates (et non limitées à la Belgique) disent quelque chose d’intéressant et de préoccupant quant à la santé démocratique de notre société. Une société qui semble fragmentée, en proie à une certaine radicalisation, manquant d’un récit commun à partager et d’une perspective claire à tracer. En soi, il n’y a rien de surprenant. Avec ce virus, il existe de nombreuses certitudes scientifiques – pour le combattre, notamment –, mais surtout beaucoup de doutes, d’incertitudes, de tâtonnements et d’adaptations. On l’a suffisamment dit, vu et entendu : ce Covid est un mutant perpétuel et l’épidémie un monstre imaginaire, qui n’a hélas rien de mythologique.
Depuis son irruption en Chine en novembre 2019 – deux ans déjà, quelle éternité ! –, notre conscience collective a pris des formes variées, évoluant au gré de la réalité épidémiologique, des discours médiatiques et politiques dominants, du conformisme ambiant, des solidarités du moment, des sursauts d’individualisme, du corporatisme économique, etc.
Avec, à chaque « séquence », une cohésion sociale plus ou moins forte. Ici, nous avons été du côté des sauveurs de la nation (qu’il est loin le temps où les soignants étaient applaudis et honorés). Là, nous avons accepté le meilleur et le pire de l’« expertocratie » (buvant comme du petit lait ou vilipendant les discours de tel ou tel scientifique en vue). Plus loin, nous avons fait cause commune, en suivant de manière plus ou moins disciplinée les mesures imposées par intérêt personnel, profonde empathie ou volonté de protéger les plus faibles. En avançant au gré de nos peurs, nos croyances et nos états d’âme.
Un festival d’incertitudes
Aujourd’hui, un constat s’impose : notre corps social est usé, fatigué, abîmé, divisé. La patience s’érode. L’inquiétude grandit. Les raisons sont multiples et l’on pourrait s’étendre ici sur les manquements politiques et de gouvernance qui jalonnent cette nouvelle crise. Mais le temps n’est pas (encore) venu de dresser un bilan de la crise, nous sommes toujours dedans et il s’agit d’abord de la surmonter.
En restant vigilants et critiques. En maintenant une pression continue et radicale sur nos élus pour qu’ils trouvent un équilibre entre les urgences sanitaires et le respect de notre Etat de droit. En forçant nos mêmes dirigeants à inventer de nouvelles formes de démocratie participative associant plus directement les citoyens aux prises de décision pour affronter la crise en cours et les suivantes.
En soutenant avec force toutes celles et ceux qui sont en première ligne pour prendre soin de nous, le personnel soignant et les artistes en particulier. En encourageant la recherche et les scientifiques qui décloisonnent la connaissance et se rangent derrière une pensée complexe et rationnelle. En continuant, enfin, à croire en notre capacité collective à faire réellement société. Car le festival des incertitudes, lui, ne fait que commencer.
Hugues Dorzée, rédacteur en chef d'Imagine