Éditorial
Le pouvoir de s’informer
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« Si la presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer ». En 1840, déjà, Balzac usait de sa plume féroce pour dénigrer les journaux en train de naître. Deux siècles plus tard, le « média bashing » a pris une tournure autrement plus violente, virale et planétaire. A tous les étages, les accusations pleuvent : « la presse » vendue au grand capital, soumise au diktat de ses actionnaires, inféodée à la propagande d’Etat et acoquinée avec les élites ; « les journalistes » formatés, mal formés, dotés de privilèges et corporatistes ; le traitement de « l’information » superficiel, approximatif, mensonger, sans mémoire ni recul, etc.
Derrière les excès et les abus d’une généralisation évidemment frappée d’inexactitudes, il y a néanmoins une défiance qu’il faut entendre et tenter de comprendre. Car celle-ci, dans le même temps, s’accompagne d’un profond paradoxe en mode « amour-haine ».
En vingt ans, la consommation de médias a augmenté de 150 % et l’appétence des citoyens pour l’information n’a jamais été aussi grande, tous supports confondus. Par ailleurs, selon un récent baromètre Viavoice (2021) réalisé dans le cadre des Assises internationales du journalisme de Tour, une large majorité de Français (91 %) considère le métier de journaliste comme « utile », « indispensable dans une société démocratique » (84 %) et « qu’on ne peut pas imaginer une société sans médias » (87 %). En outre, l’actualité nous démontre chaque jour combien la fameuse phrase d’Albert Londres, illustre modèle du reporter engagé, - « notre métier n’est pas de faire plaisir ni de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie » -, prend tout son sens.
Scandales politicofinanciers aux parlements wallon et européen, mainmise des multinationales, violences faites aux femmes, crises environnementales, guerre en Ukraine… Autant d’investigations d’envergure, de reportages fouillés et de mises en perspectives salutaires qui sont d’intérêt public et qui démontrent, de manière implacable, la nécessité absolue d’une presse libre, exigeante et déterminée.
En tant que petite fabrique médiatique, Imagine participe avec rigueur et humilité à cette œuvre collective. En misant, malgré un contexte socio-économique tendu, sur la réflexion en profondeur et en défendant, numéro après numéro, un journalisme d’impact à fois lent, nuancé et apaisé.
Toutefois, l’époque nous invite à la vigilance. Face à la prolifération de nouvelles 24 heures sur 24, aux sollicitations en continu (fils d’infos, alertes, notifications…), à la montée en puissance des fakes news, du complotisme et à la tyrannie des nouveaux « informédiaires » que sont les GAFAM, une certaine lassitude s’installe inexorablement, y compris dans le chef de citoyens hyperconnectés. Une « fatigue informationnelle » de fond, comme le montre très bien le dernier rapport de la Fondation Jean Jaurès, qui débouche sur une perte d’intérêt face aux événements, un certain découragement devant la complexité des enjeux et un sentiment d’impuissance face à « tout ce qui nous arrive ».
Epuisés par la surabondance d’informations de plus en plus anxiogènes et clivantes, affolés par tant de stimuli toxiques et d’émotions négatives, la tentation est grande d’opter pour une voie radicale : se couper du monde, se contenter d’une information zapping ou s’enfermer dans sa « bulle » et ne plus consommer que des nouvelles qui nous arrangent.
Conserver son libre arbitre
« Bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés, ils deviennent des sujets », alertait déjà l’économiste Alfred Sauvy, au début du 20e siècle. Car les médias, c’est scientifiquement prouvé, façonnent nos représentations du monde, nourrissent nos opinions et nos croyances. Ils nous aident aussi, dans la conception défendue par notre magazine, à donner du sens, cultiver l’espoir, la vigilance et la lucidité, renforcer la solidarité et nous poussent à l’action.
En ce début d’année 2023, on ne se rangera pas du côté des cyniques et des désabusés qui proclament « S’informer, à quoi bon ? ». En invitant chacune et chacun à reprendre le pouvoir et le contrôle sur ce qu’il lit, écoute, regarde, scrolle, partage, recherche, commente, recommande… Pour conserver l’esprit clair et les idées fraîches. En restant, surtout, disponible pour soi et pour les autres. Sans perdre son libre arbitre et sa capacité d’indignation. Et aborder cette année nouvelle avec la clarté de l’intelligence et la joie d’apprendre.
Hugues Dorzée, rédacteur en chef d'Imagine