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Éditorial

Machines à penser

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Julie Graux

« Le modèle vers lequel nous nous dirigeons au pas de charge, tandis que l’hécatombe se poursuit, considère les quelques mois d’isolement physique non pas comme un mal pour un bien (sauver des vies), mais comme une expérimentation grandeur nature permettant d’envisager un avenir sans contact pérenne et très lucratif », alerte Naomi Klein dans un article fouillé du magazine The Intercept intitulé « Ne laissons pas les géants du web prendre le contrôle de nos vies ! ».

Enseignement à distance, généralisation de la 5G, recours à la télémédecine, justice en visio-conférence, intensification du commerce en ligne… Au coeur de la pandémie, l’essayiste canadienne met en garde contre cette « dystopie high-tech » qui, sournoisement, s’accélère sous nos yeux.

Le temps du « coconfinement », des rues silencieuses, de l’air moins chargé en CO2, des magnifiques élans de solidarité informels, de l’attention portée aux plus vulnérables, des grandes ambitions politiques pour rebâtir ce fameux « monde d’après », tout cela semble si loin.

Comme englouti dans les profondeurs d’un été marqué par les soubresauts de la pandémie. Forcés, à nouveau, de redoubler d’efforts pour stopper la propagation de cet étrange virus dont on se croyait débarrassés mais qui, en réalité, n’a jamais disparu. Avec une seule certitude : rien n’est acquis, rien n’est prévisible, tout est à construire collectivement.

Pendant ce temps, nous apprenons à vivre à distance, masqués, pistés, contrôlés, enfermés dans nos bulles, à la merci grandissante de ces providentielles technologies, comme le résume de façon hallucinante la directrice d’une entreprise high-tech du Maryland :
« l’humain représente un risque biologique. Pas la machine. »

Pour s’en convaincre, penchons-nous un instant sur ce qui se dessine dans un secteur de premier plan : l’enseignement. Des lycées aux universités, les pouvoirs organisateurs tantôt contraints ou forcés, tantôt aveuglés par le mythe de l’e-learning – si pratique et tellement moderne ! –, se sont engouffrés avec une déconcertante rapidité dans l’achat, la location ou le leasing de matériel informatique sophistiqué et coûteux, plongeant nombre d’enseignants et d’étudiants dans la solitude, la perplexité ou le désarroi, renforçant les inégalités de classes et d’apprentissages, offrant aux multinationales un gigantesque boulevard pour participer davantage encore à la marchandisation des savoirs et des pratiques pédagogiques.

Repliés dans le cloud

Le Covid-19 a bon dos et Naomi Klein dans sa « stratégie du choc version pandémie » a cent fois raison : les tenants d’un capitalisme prédateur et destructeur profitent de la crise en cours pour accélérer leurs réformes néolibérales et nous imposer une « e-société » numérique, artificielle et terriblement déshumanisante, qui laisse les plus faibles sur le carreau et rend la Terre de moins en moins habitable.

Croire que l’on va sauver l’humanité en nous repliant dans le cloud, en confiant nos achats à Alibaba et Delivroo, en généralisant le télétravail, en laissant Google nous surveiller 24h/24, en confiant aux ordinateurs le soin de nous soigner, en vivant de web culture et de streaming, est un leurre.

Pour affronter l’imprévisible, nous n’avons pas besoin de machines qui pensent et décident à notre place, mais bien d’intelligences vigoureusement humaines. De scientifiques, d’économistes, de philosophes, d’entrepreneurs, d’artistes… éclairés, créatifs, indépendants, capables d’allier le cœur et la raison, l’intérêt général et la critique sociale, l’espoir et la lucidité. Pour surmonter, ou plutôt s’arranger avec les catastrophes en cours et à venir.

Nous avons évidemment besoin aussi d’hommes et de femmes qui conduisent les affaires d’Etat avec responsabilité, audace, humilité, courage, loyauté et sens du bien commun. Des dirigeants capables de sortir de leur petit pré carré – une réélection future, les intérêts de leur parti, les basses tactiques politiciennes – et de prendre réellement en compte l’avis des citoyens. Sans infantilisation ni autoritarisme. En fixant des objectifs clairs et légitimes à atteindre collectivement.

Enfin, nous aurons plus que jamais besoin de nous. D’un nécessaire sursaut d’« humanitude », comme l’appelait le généticien Albert Jacquard. Un savant mélange de sollicitude et d’esprit critique, d’entraide et de radicalité, de mutualité et de délicatesse. Tout ce que les machines sont proprement incapables de nous transmettre.

Hugues Dorzée, rédacteur en chef

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