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Éditorial

Nos émotions démocratiques

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Julie Graux

« La vie est belle et vous êtes comme elle ». Cet aphorisme calligraphié sur la fenêtre d’une petite maison ouvrière située à deux pas de notre rédaction jaillit comme une gaie lueur au moment de boucler cette édition. Cette rime éphémère sans prétention contraste avec la gravité du moment : contaminations à nouveau en hausse, risques de saturation des hôpitaux, activités économiques partiellement à l’arrêt, recrudescence des décès… Elle agit en miroir et insuffle chez le passant une dose fugace de vitalité et de réconfort.

« La vie est belle et vous êtes comme elle ». Avec peu de mots, celui ou celle qui a écrit sur sa vitre manifeste clairement deux idées fondamentales : les éclats de l’existence et la puissance individuelle. Aussi, en descendant la ruelle, notre esprit divague : qu’est-ce que la beauté du monde à l’ère du coronarivus ? Vivons-nous un moment réellement grave ? Face à ce danger – réel ou ressenti –, comment ne pas laisser la laideur et la morosité nous envahir ? Et dans les décombres de 1940-45, au fond des marais rwandais, au coeur d’Alep en ruine, était-il possible de trouver la vie à ce point « belle » ?…

A chaque pas l’évidence s’impose ensuite : à travers ce terrible choc économique, social et sanitaire, l’épidémie nous confronte frontalement à nos émotions, nos désirs et nos affects. Individuellement et collectivement. Elle rompt notre tranquillité intérieure. Provoque chez chacun d’entre nous des secousses explosives ou paralysantes : la colère, la peur, la tristesse, la surprise, le dégoût…

Elles-mêmes liées à notre vécu du moment, nos croyances, nos certitudes et nos déformations, ces fameux « biais cognitifs » bien connus en psychologie qui occultent notre pensée logique et rationnelle. Ce tourbillon d’émotions, conjugué à une grande fatigue générale après des mois d’efforts, de pertes et de de privations – à géométrie très variable selon que l’on soit riche ou pauvre, en bonne santé ou malade, seul ou bien entouré… –, nous devons l’accepter comme tel, sans fuite ni déni. Accepter nos vulnérabilités et nos limites. Et tenter d’identifier chaque parcelle d’émotion à mesure que l’on progresse dans cette lutte contre un « ennemi » à la fois déclaré et commun, diffus et invisible. Pour construire ensuite un « imaginaire narratif », comme l’appelle la philosophe Martha Nussbaum, dans son livre Les émotions démocratiques. Un imaginaire social, politique et moral construit sur le respect mutuel et la réciprocité, l’entraide et l’empathie, la responsabilité et l’égalité.

Les pièges du ressentiment

L’entreprise s’annonce longue, laborieuse, parsemée d’embûches. Nous n’en connaissons pas l’issue. Une certitude : nous n’avons pas besoin de discours publics à l’emporte-pièce, de nouveaux boucs émissaires (le virus « chinois », la deuxième vague de contamination provoquée par ces « jeunes qui font la fête »…) ou de marchands de doutes qui rajoutent de la confusion au désordre ambiant.

Car plusieurs dangers nous guettent sur fond d’apparente impuissance ou d’apathie forcée. Le virus pourrait nous plonger dans le ressentiment général, ce « mécontentement sourd qui gangrène [nos] existences » bien décrit par la philosophe et psychanalyste française Cynthia Fleury, museler notre sens critique, laisser l’idéologie prendre le pas sur la connaissance, démobiliser et dé-responsabiliser le corps social, occulter gravement les autres urgences environnementales et sociales, etc.

Face aux mesures prises que chacun jugera (il)légitimes, (in)efficaces ou (in)justes, nous avons surtout besoin de patience et de persévérance, de nuance et d’esprit solidaire, de paix intérieure et de force partagée. Chacun agira par égoïsme ou civisme, peur ou audace, quête de tranquillité ou survie économique, sens du présent ou conscience du futur, action politique ou protection des siens… Mais tous, nous serons animés par un principe existentiel que cette pandémie fait rejaillir au grand jour : notre interdépendance entre les humains, les générations, la nature, les Etats, les systèmes…Définitivement portés par cet « élan vital » d’Henri Bergson et ce besoin d’un avenir désirable. Car face à l’adversité et à l’incertitude, oui, la vie peut rester belle et nous sommes aussi comme elle.

Hugues Dorzée, rédacteur en chef

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