Éditorial
On attend quoi ?
Julie Graux
A la sortie de cet été brûlant, nos cerveaux ne désemplissent pas d’images désolantes et mortifères : rivières asséchées, prairies calcinées, forêts dévastées… On aimerait tant s’en débarrasser, comme d’un rêve effrayant qui nous plonge dans l’angoisse et que l’on dépose le matin au pied de son lit, mais il n’en est rien : la « canicule du siècle » et son lot de « records de température » ont bel et bien pris l’Europe à la gorge pendant d’interminables semaines.
En 2021, c’était le déluge, l’année suivante, le grand brasier. D’un côté, des inondations cataclysmiques, de l’autre des pics de chaleur extrême. A douze mois d’intervalle. Dans nos villes et nos campagnes, et non plus aux portes du Sahel, en Californie ou au Bangladesh. Provoquant, dans les deux cas, une calamité publique d’une exceptionnelle gravité. A l’heure de boucler cette édition, la tentation est forte de pousser un grand cri de colère : « Qu’est-ce qu’il nous faut de plus ?! », face au silence assourdissant de nos décideurs qui n’ont toujours pas décrété l’état d’urgence climatique et sociale – les deux étant évidemment liés – et face à la mobilisation générale de l’opinion publique relativement faible à ce stade.
Car plus la catastrophe se rapproche de nous, plus nos émotions grandissent et s’entrechoquent – la colère, et toutes les autres, souvent négatives (la peur, la tristesse, le dégoût…). Plus nous sommes envahis par une avalanche de questions existentielles qui, à force, donnent le vertige : pourrons-nous seulement sortir de ce cercle infernal ? En avons-nous encore le temps ? Les capacités ? Les moyens ? Et si nous n’y parvenons pas, qu’adviendra-il ? Cette Terre sera-t-elle toujours habitable dans dix, vingt ou trente ans ? La tentation est par ailleurs grande de se ranger derrière tous les « lanceurs d’alerte » – dont Imagine fait partie depuis plus de vingt-cinq ans –, scientifiques, philosophes, artistes, hommes et femmes politiques, société civile, trop longtemps ignorés, voire dédaignés, qui ne cessent de clamer ce qui relève aujourd’hui de l’évidence.
Les conservatismes à l’œuvre
Non, la crise climatique et sociale n’est pas une vue de l’esprit, un épiphénomène ou une affaire « d’écolo-bobos ». Non, elle ne concerne pas seulement de lointains pays pauvres, « en développement », victimes d’ouragans, de tempêtes ou de sécheresses à répétition ; elle est là, sous nos yeux, mortelle et implacable. Non, elle n’est pas passagère, mais systémique, avec d’innombrables effets en cascade comme nous avons pu encore le constater cet été (ruptures en approvisionnement, centrales électriques à l’arrêt, conflits d’usage autour de l’eau…).
Pour enrayer le déclin en cours, nous avons grandement besoin d’objectifs et d’actions. Les objectifs ? Ils sont clairs et ambitieux, surtout au niveau européen. Il s’agit de réduire de 55 % nos émissions de CO2 d’ici 2030 et d’atteindre, en 2050, la neutralité carbone. Ce qui n’est pas rien : nous avons moins de trente ans pour nous passer du pétrole, du gaz et du charbon qui constituent 80 % de notre énergie ! Les solutions ? Il y en a à foison, éprouvées et basculantes : renoncer aux investissements fossiles, réduire notre consommation énergétique, manger moins de protéines animales, opter pour une mobilité douce, aménager des villes « bas carbone », investir dans le rail, relocaliser notre économie, etc. Au-delà de ces mesures à long terme, de nouvelles politiques d’adaptation à la crise climatique seront cruciales pour limiter, notamment, ses effets délétères sur la santé.
Une vision claire, du courage politique, un sens de l’intérêt général et des moyens à la hauteur de l’enjeu sont les socles indispensables de ce chantier du siècle. Or, comme le démontre notre enquête menée auprès des différentes parties prenantes (partis, entreprises, syndicats, médias…), les climato-réfractaires sont encore très présents en Belgique. Aujourd’hui, de nombreux conservatismes sont à l’œuvre à tous les étages : dysfonctionnements institutionnels, déficit démocratique, lobbies des pouvoirs économiques, divergences Flandre/Wallonie, courtermisme et batailles d’égos…
Autant de sources de blocage et d’inquiétude qui, fort heureusement, s’accompagnent aussi de motifs de réjouissance. Le climat s’invite désormais partout. Les grandes marches populaires de 2018 semblent loin, mais la rentrée s’annonce rebelle et percutante, avec le retour des activistes (marches pour le climat, actions de désobéissance civile…). La bataille des idées est loin d’être gagnée, mais nous pouvons espérer que cet été brûlant et désolant va raviver l’indispensable flamme citoyenne.
Hugues Dorzée, rédacteur en chef d'Imagine