Rencontre
Amitav Ghosh : "Les écrivains doivent redonner une voix aux non-humains"
Gage Skidmore
Alors que le temps parisien défile à toute vitesse, celui passé aux côtés d’Amitav Ghosh semble s’être arrêté. De passage à Paris, l’écrivain new-yorkais nous accorde une rencontre intimiste et suspendue, faisant presque oublier le tumulte de la capitale. Du changement climatique à la crise migratoire, les sujets sont graves. Mais la paix et la sagesse qui se dégagent de cet anthropologue indien ont quelque chose de rassurant. Pour faire face à ce qu’il appelle la « crise planétaire », Amitav Ghosh nous propose un chemin : celui des récits non-modernes, qui nous invitent à repenser le monde.
En 2015 vous avez publié votre premier essai traitant de la question climatique, Le Grand Dérangement. Avec votre dernier roman La déesse et le marchand, vous revenez de nouveau sur ce thème, mais cette fois-ci sous le prisme de la fiction. Pourquoi ce choix ?
Dans Le Grand Dérangement, j’explique que notre incapacité à nous représenter la crise climatique – et donc à agir en conséquence –, est liée à la structuration du monde par le mythe moderne, celui-là même qui exclut systématiquement les récits traditionnels. Après la publication de cet ouvrage, je me suis donc mis à la recherche de façons non-modernes de raconter des histoires. Pour cela, je devais m’éloigner des langues européennes, car celles-ci sont profondément ancrées dans le mode de pensée moderne auquel je souhaitais précisément échapper. Je me suis naturellement tourné vers ma langue maternelle, le bengali, et c’est ainsi que j’ai redécouvert une légende bien connue de mon enfance, celle de la déesse et du marchand. La légende, née au 17e siècle, raconte la fastidieuse fuite d’un marchand face aux persécutions de la déesse des serpents qui souhaiterait faire de lui son disciple. Cette histoire, en traitant de tempêtes, d’inondations, de famines, de migrations, etc., reflète bien mieux notre réalité que les histoires modernes. Mieux, elle conceptualise très clairement les fondements de la crise planétaire que nous traversons aujourd’hui : le conflit de l’homme en constante recherche de profit, incarné par le marchand, face aux droits des autres êtres, dont la voix est portée par la déesse aux serpents. Nos ancêtres du 17e siècle semblaient avoir pleinement conscience de cette réalité mais nous l’avons occultée depuis.
Les progrès scientifiques nous permettent pourtant aujourd’hui d’appréhender le monde réel avec bien plus de précision qu’au 17e siècle. Pourquoi ces efforts scientifiques ne suffisent-ils pas à éveiller les consciences à ce sujet ?
Les livres sur le changement climatique, aussi nombreux soient-ils, présentent le problème en des termes exclusivement scientifiques, technologiques, économiques. Pour moi, c’est avant tout un problème culturel. Il est lié à nos désirs et nos aspirations qui sont solidement ancrés dans notre culture. Prenez par exemple l’image de ces belles pelouses vertes bien grasses comme décrites dans les livres de Jane Austen (1775-1817, femme de lettres anglaise). Celles-ci sont depuis longtemps encensées dans l’imaginaire occidental et sont aujourd’hui devenues une aspiration universelle ; à tel point que même dans des endroits désertiques comme l’Arizona ou Abu Dhabi, les habitants rêvent de pelouse et développent des technologies de désalinisation pour réaliser ce rêve. N’est-ce pas complètement fou ? Alors que le monde manque cruellement d’eau, ces gens l’utilisent pour arroser une pelouse qui n’a aucune utilité si ce n’est de se conformer aux critères esthétiques occidentaux. On voit bien à travers cet exemple que la technologie et la science sont guidées par des impératifs culturels, eux-mêmes ancrés dans une mythologie occidentale moderne.
Dans votre livre, vous montrez d’ailleurs que la migration environnementale, que ce soit pour les hommes ou les animaux, est bien un problème de culture et non simplement un problème de nature.
En m’entretenant récemment avec des migrants dans les camps en Italie, j’ai en effet compris que le phénomène auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est bien plus qu’un problème environnemental. Prenez l’exemple d’un jeune homme vivant dans une ferme du Bengale où il mène une vie très dure. Sa famille, comme presque toutes les familles bengalaises aujourd’hui, possède un smartphone qu’elle recharge probablement grâce à l’énergie solaire. Eh bien, via ce téléphone, cet homme se connecte aux réseaux sociaux et il y voit des modes de vie diamétralement opposés au sien. En faisant cela, son esprit est déjà en route pour une nouvelle vie, il est déjà dans un autre monde. Donc les déplacements ne sont pas juste une histoire de crise climatique, ils sont aussi le fruit de l’imagination. Pour cette raison, je préfère parler de crise planétaire plutôt que climatique car le changement climatique n’est qu’un des multiples vecteurs de cette crise.
Si la crise planétaire est un problème culturel, ne devons-nous pas porter attention aux rapports de force, voire de domination, entre les cultures ?
Bien que l’Occident pense le changement climatique comme un problème technoscientifique, je pense que toute personne venant du Sud le concevra avant tout comme un problème géopolitique, voire décolonial. Nous devons reconnaître que la culture occidentale, ancrée dans une logique de consommation, est devenue complètement hégémonique. Il est effrayant de voir les désirs s’uniformiser à travers le monde. Même dans les communautés qui se revendiquent en opposition à l’Occident, comme les islamistes radicaux en Syrie, les gens rêvent de Prada, de Rolex et de pick-up américains. Ces éléments sont les mêmes que ceux mis en avant dans le téléphone de notre jeune homme bengalais. On lui martèle que ce qui est beau et désirable, ce sont les voitures et les machines à laver. Tandis que les magnifiques rivières et les champs qu’il a en face de lui ne figurent nulle part dans ce récit. Jamais son mode de vie ne sera mis en valeur. Ce qui est dramatique, c’est que cette homogénéisation culturelle implique un effacement absolu des autres façons de penser et comprendre l’univers. Or, à une période où le mythe moderne se révèle être une illusion, nous avons besoin, plus que jamais, de ces autres manières de concevoir le monde.
Ces autres manières de penser l’univers ont été décrédibilisées, voire détruites, au cours des derniers siècles. Pourquoi ne parvenons-nous pas à les intégrer aujourd’hui alors que, vous le dites vous-même, elles devraient jouer un rôle clef dans le contexte de la crise planétaire ?
Il faut en effet préciser que l’homogénéisation du monde ne s’est pas faite sans violence. Les légendes et croyances des indigènes, qui témoignaient d’un lien écologique fort avec la Terre et le vivant, n’ont pas simplement été effacées culturellement mais littéralement exterminées. Regardez ce qui s’est passé dans les Amériques depuis le 17e siècle. Les éducateurs en Amérique du Nord avaient un ordre très explicite : « Tuez l’Indien, sauvez l’homme ! » Ainsi, jusque dans les années 1960, des enfants indiens étaient placés dans des écoles où il leur était interdit de parler leur langue traditionnelle, jugée remplie de superstitions. En éradiquant cette langue, c’est tout un système de pensée que le colonialisme a éradiqué. Aujourd’hui nous commençons à reconnaître que ces cultures indigènes avaient une relation bien plus raisonnable et durable avec l’environnement que nos systèmes modernes. Mais le problème est que cela entraîne une appropriation et une marchandisation des connaissances indigènes en les décontextualisant. Certains écologistes, par exemple, diront « regardons comme ils font du feu pour reproduire leurs techniques ». Mais ils ne comprennent pas que ce qu’ils appellent simplement une « technique » est en réalité ancrée dans un système de pensée, lui-même alimenté par des histoires et des légendes. Ce système de pensée et ces légendes ne sont toujours pas pris au sérieux. Or, je crois que c’est précisément à travers les histoires que la Terre communique avec les hommes. Regardez les histoires prémodernes comme l’Iliade ou l’Odyssée, elles sont remplies de voix de non-humains. C’est seulement au 19e siècle que la littérature a produit des récits purement centrés sur l’homme. Donc je pense qu’aujourd’hui il est particulièrement important que les écrivains redonnent une voix aux non-humains… Parce que si les écrivains ne le font pas, qui le fera ?
Pour vous, l’humain doit être considéré comme partie intégrante des écosystèmes. On s’éloigne de la logique dualiste selon laquelle la nature et la culture sont deux entités séparées ?
En effet. C’est précisément cette vision du monde, née en Europe, qui nous encourage depuis le 17e siècle à penser la Terre comme inerte. D’après ce récit, les éléments de la Terre sont réduits à leur qualité de ressource et n’existent que pour être exploités par l’homme. Or, on se rend compte aujourd’hui que cette vision est bien trop réductrice. Prenez l’exemple des énergies fossiles. Elles sont communément considérées comme de simples ressources, interchangeables avec d’autres formes d’énergie. On ne comprend pas que les énergies fossiles sont bien plus que cela. La manière dont elles se sont insérées dans nos vies et ont façonné le monde d’aujourd’hui montre pourtant qu’elles ont un pouvoir gigantesque. Ce pouvoir des éléments de la Terre, vivants ou non, échappe à la « raison » occidentale moderne mais a toujours été reconnu par les sociétés indigènes comme les Amérindiens. C’est là que les histoires jouent un rôle immense. Elles redonnent une place au « mystérieux », à « l’étrange » qui ont été exclus par les critères modernes. Après tout, nous savons aujourd’hui que les énergies fossiles ne sont autres que des forêts fossilisées et que les arbres, eux-mêmes, interagissent de manière extraordinaire, à l’image des êtres sociaux. Nous devons changer radicalement notre manière de penser le monde ; sortir de l’anthropocentrisme en commençant par arrêter d’imaginer que la Terre existe pour répondre aux besoins des hommes.
Bio express
Ecrivain anglophone et critique littéraire, Amitav Ghosh est l’auteur d’une quinzaine de romans et d’essais. Originaire du Bengale, il passe son enfance entre l’Inde, l’Iran, le Bangladesh et le Sri Lanka avant de partir suivre des études d’anthropologie sociale à la prestigieuse université d’Oxford. Aujourd’hui installé à New York, Amitav Ghosh consacre son œuvre littéraire à la question migratoire et à la crise climatique, en s’inspirant de son propre parcours. « Tous mes livres traitent des migrants parce que c’est ce que je suis. Ma famille a en effet été déplacée de nombreuses fois à cause des inondations. Nous étions ainsi des réfugiés environnementaux bien avant que le mot n’existe. » L’auteur indien est désormais considéré comme l’un des plus grands penseurs de l’Anthropocène.
Gaëlle Dubot (stag).