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Reportage

La sécu solidaire des mamans sans-papiers

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Les femmes sans-papiers ont été parmi les premières à coudre des masques au début de la crise sanitaire. Sarah Freres

Sur les hauteurs de Liège, des mamans sans titre de séjour légal, réunies au sein d’une occupation, ont créé leur propre sécurité sociale. Pour sortir de la charité et se soutenir collectivement.

“Les enfants sont appelés à utiliser uniquement le jardin mis à leur disposition pour jouer ou se divertir”. Au lendemain de la réouverture des commerces, lors de la phase 1B du déconfinement, ce point de la charte de vie communautaire de l’Ostal, une occupation de la Voix des Sans-Papiers (VSP) de Liège, nous renvoie à nos privilèges. En attendant qu’arrivent Nadine et Nenette, les deux portes-voix des habitantes, l’excitation ressentie pour ce premier reportage après huit semaines vierges de terrain se heurte à une réalité effacée : la perpétuelle vie sous cloche des personnes sans titre de séjour et installées de longue date sur le sol belge. “Nous sommes les oubliés de ce monde, confirme Nadine, une heure et demie plus tard. On parle des demandeurs d’asile, des migrants. Jamais des sans-papiers. Etre sans-papier, c’est comme être rien du tout. Notre situation nous écrase, nous tue à petit feu. On a peut-être bonne mine comme ça mais, vous savez, on ne va vraiment pas bien."

Dans le hall d’entrée, deux vieilles machines à coudre côtoient le planning de nettoyage, dépassé, du mois de mars. Quatre ados regardent des vidéos sur un téléphone, posé sur la table de la cuisine. Les portes des armoires ont été sorties de leurs gonds, dévoilant quelques casseroles serties de grands sachets de condiments. Le papier jaune collé sur la grande vitre, côté rue, contraste avec le blanc agressif des néons pendus au plafond d’un salon où trône un unique fauteuil. L’endroit n’est ni charmant ni lugubre. Etrangement, il semble à la fois vide et plein. A l’étage, Nenette et Nadine s’assoient dans une petite pièce carrelée, cernée de portes qui donnent sur des chambres. Nadine demande à ses cinq marmots, dans la pièce voisine, de baisser le ton. “C’est notre chambre, on y dort ensemble."

Nadine vient de République démocratique du Congo et Nenette d’Angola. Il y a plus de cinq ans, toutes deux ont demandé, à deux reprises, la protection internationale. La première a été rejetée faute de preuves convaincantes, la seconde faute de preuves supplémentaires. L’une a séjourné dans un centre Fedasil, puis une Initiative Locale d’Accueil (ILA), l’autre est passée par un centre de retour. Leur rapatriement étant impossible, toutes deux ont fini à la rue avec leurs enfants. Inaccueillables ici, inexpulsables là-bas, elles sont donc condamnées – jusqu’à une éventuelle régularisation – à vivoter dans la zone grise de la clandestinité. Selon les estimations, entre 100 000 à 150 000 personnes, soit 1 % de la population belge, pataugent dans une situation plus ou moins similaire.

Epaulées par des citoyennes, les huit mamans de l’Ostal ont lancé, en mars 2018, leur propre de sécurité sociale : la sécu solidaire. “Recréer la philosophie de la sécurité sociale, telle qu’elle a été pensée après la Seconde Guerre mondiale, n’a pas été si compliqué. Les mamans avaient déjà toutes intégré les notions de coopération et d’entraide. Par contre, on a dû introduire l’idée que l’aide varie en fonction de la taille de la famille, de l’importance des besoins. Au début, ça a pu créer quelques tensions mais à présent, une sorte d’équilibre s’est créé”, explique Isabelle Ponet, l’une des initiatrices du projet.

Pour Nadine et Nenette, leur système de sécu solidaire est une façon de récupérer un peu d’autonomie.

Les conditions d’accès à la sécu solidaire reposent sur le militantisme : être membre de la VSP, se rendre aux assemblées générales et aux manifestations. Il y a quelques mois, les personnes sans-papiers d’une autre occupation à Burenville leur ont emboîté le pas et ont ouvert ce système à ceux qui n’y habitent pas. « Nous sommes des citoyens comme tout le monde, nous avons quelque chose à apporter à la société, nous devons travailler pour nous-mêmes et pour les autres. Cotiser pour que les richesses soient redistribuées en fonction des besoins est un système juste », souligne Nenette, qui se sent obligée de rappeler que les sans-papiers sont des êtres humains qui « ne viennent pas ici pour voler le travail des Belges ». A sa manière, la sécu solidaire semble damer le pion aux stéréotypes sur les sans-papiers, dont l’image de « profiteurs » a été martelée – notamment dans les médias – tout au long de l’histoire de l’immigration.

L’humiliation de la charité

Lors de sa création, l’esprit de cette expérience collective était de sortir de la charité, vécue comme une humiliation sur le long terme. Pour Nadine et Nenette, quémander de l’aide en permanence revient à devoir accepter une forme de paternalisme bienveillant mais aussi à une perte d’autonomie. “Le problème de l’aide, c’est qu’on ne peut pas s’en passer dans notre situation. Mais en même temps, personne n’aime en dépendre indéfiniment. Ça nous fatigue, ça nous épuise, ça nous touche psychologiquement, ça nous fait pleurer dans nos coeurs, ça nous empêche de dormir."

La Sécu solidaire de l’Ostal repose sur deux sources de financement. D’une part, des versements réguliers ou épisodiques de citoyens (septante cinq personnes en deux ans) solidaires. D’autre part, les mamans, premières contributrices, y injectent, chaque mois sans exception, 10 % de leur salaire. Ce prélèvement mensuel découle du fruit de leur travail dans des ateliers de cuisine et de couture. Ces ressources sont divisées entre différents pots communs : un pour les produits d’entretien de la maison, un pour les produits d’hygiène (tubes de dentifrices, protections hygiéniques pour les femmes et leurs filles, etc.), un pour les visites à l’hôpital (par exemple pour payer le bus), un pour les protéines qui manquent cruellement dans les colis alimentaires surtout riches en féculents, un pour les médicaments et un pour l’aide juridique liée aux demandes de régularisation. Pour cette dernière réserve, en cas de réponse positive, la redevance de 350 euros payée à l’Office des Etrangers doit revenir dans les caisses de la sécu afin que les autres puissent en bénéficier. “Depuis la création de la sécu, une seule femme a été régularisée, après dix ans en Belgique. Elle a tout de suite commencé à rembourser”, précise Isabelle Ponet.

La défaillance de l’aide médicale urgente

Géré par l’une des mamans de l’occupation, le fonds dédié aux médicaments – 200 euros mensuels pour huit mamans et dix-huit enfants – est le plus important, vu les nombreux problèmes de santé qui touchent ces personnes, fragilisées par une précarité extrême. Gastrites chroniques, diabètes, hypertension… La Sécu solidaire comble certaines lacunes de l’aide médicale urgente (AMU), seule aide sociale de l’Etat accordée à toutes les personnes indigentes et sans titre de séjour pour les soins médicaux, préventifs, curatifs, ambulatoires ou hospitaliers. “On s’en sort un peu mieux grâce à ça. On peut se payer des petites choses, comme des lunettes, des visites médicales et des médicaments qui ne sont pas pris en charge par les CPAS via l’aide médicale urgente. Quand c’est le cas, on garde la souche pour que la sécu solidaire nous rembourse”, avance Nenette. “La santé, c’est vraiment l’aspect prioritaire pour tout le monde ici. Les autres enveloppes de la sécu sont plus petites”, ajoute Nadine, tout en détaillant le casse-tête pour obtenir ou renouveler une carte médicale du CPAS, indispensable pour bénéficier de l’AMU dont le système d’octroi se serait complexifié. Le CPAS liégeois a-t-il changé de pratique ? Est-ce une des conséquences de la réforme de l’AMU portée, en 2018, par le ministre de l’Intégration sociale (Denis Ducarme, MR) qui souhaitait “lutter contre les abus dans les soins de confort” ? Ni l’une ni l’autre ne le sait : les règles changent trop souvent, ne sont pas toujours connues des fonctionnaires ou du personnel soignant et la lourdeur administrative ne suit pas la cadence. “C’était plus simple avant. Ne serait-ce que pour obtenir un rendez-vous chez le médecin. Depuis deux ans, il faut attendre de tomber malade, d’être en détresse."

A l’heure d’écrire ces lignes, l’Italie décidait de faciliter l’obtention de permis de séjour temporaires pour les personnes sans-papiers actives dans les secteurs de l’agriculture et de l’aide à domicile. Si des conditions encadrent ce processus, l’esprit du décret gouvernemental est de « garantir un niveau adéquat de couverture santé face à la crise sanitaire exceptionnelle ». En Belgique, aucun parti du gouvernement Wilmès (Open VLD, CD&V et MR) n’est favorable à une telle démarche. Les rêves de régularisation devront sans doute attendre, malgré une pandémie qui n’a pas épargné les communautés les plus vulnérables. Isabelle Ponet s’en insurge. “L’Etat doit quand même se rendre compte que si une partie de la population n’a pas accès aux soins de santé, tout le monde est en danger. Les personnes sans-papiers, transmigrantes ou sans-abris qui n’ont pas d’adresse de référence… La santé est un bien commun, peu importe le statut. Est-ce que ce ne serait pas le bon moment pour se poser cette question-là ? Pour que la sécurité sociale, la vraie, reprenne les combats des sans-papiers ?"

Sarah Freres

Des masques solidaires

Au moment de notre rencontre, plusieurs femmes de la Voix des Sans Papiers de Liège avaient confectionné près de cinq mille masques en tissu en un mois. « C’était pour sauver la population liégeoise. D’abord par solidarité puis pour avoir une source de revenus pour financer la sécu solidaire, vu l’arrêt des ateliers », explique Nenette. Les commandes ont fusé : des pharmacies, des maisons de repos, l’asbl Les Grignoux, un certain Frédéric Daerden (ministre socialiste de la Fédération Wallonie-Bruxelles), des supermarchés Aldi et même… Des policiers, à titre personnel. Cette initiative, née dès l’annonce du confinement, a vu le jour grâce à l’organisation de l’atelier couture, initié il y a quatre ans et demi. Toutes les couturières y sont rémunérées en fonction de leur présence et de la vente des créations (par exemple au marché de Noël). « Quand on a démarré, il n’y avait pas vraiment d’objectifs. Mais au fur et à mesure, un esprit de justice, d’action politique s’est créé, se remémore Marie-Paule Wynants, qui avait lancé l’atelier avec deux mamans et quelques bouts de tissu. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement de la couture. C’est un moment de partage, où l’on crée du lien et des solidarités. »

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